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entre deux alternatives également imprévues : être reconduits par des gendarmes à la frontière allemande, ou bien s’engager pour sept ans dans la légion étrangère.

Elster et ses compagnons s’étaient vite arrêtés à ce second parti : ignorant absolument ce qu’exigerait d’eux leur profession nouvelle, et vivement séduits, en tout cas, par la perspective de pouvoir visiter, aux frais d’autrui, les pittoresques régions du midi de la France. L’Afrique, dans ce temps-là, ne s’était pas encore ouverte à nos troupes françaises : et c’était donc en Corse, à Bastia, que l’on avait envoyé les trois légionnaires. Plus heureux que ses amis, Daniel Elster avait passé là une année suffisamment agréable, et même lucrative, car son talent de musicien y avait fait de lui une espèce de grand homme, et depuis la femme de son colonel jusqu’aux plus modestes bourgeoises de la ville, il n’y avait personne qui ne se sentit flatté de l’hommage de l’une des romances ou de l’une des polonaises qu’il composait avec une facilité et un entrain merveilleux. A la musique, aussi, l’aimable et jovial Orphée de Bastia avait dû d’être délivré de ses chaînes : sa colonelle ayant obtenu des médecins du régiment qu’ils le déclarassent gravement malade et lui signassent l’exemption des six années de service qui lui restaient à subir. Après quoi, il n’avait pas fallu moins que le souvenir d’une belle fiancée l’attendant dans son village natal pour l’empêcher de se fixer à demeure en Corse, où s’offrait à lui la plus brillante carrière.

A moins pourtant que ce souvenir de sa Rosette eût été simplement un prétexte que le jeune musicien se fût donné à soi-même, pour ne pas s’avouer le penchant naturel qui l’entraînait à changer sans cesse de résidence, à la fois, et de métier : puisque précisément les parens de sa fiancée, dès son retour en Thuringe, lui avaient signifié leur opposition formelle à tout projet de mariage de leur fille avec un « vagabond, » incapable de gagner sa propre vie et celle d’un ménage. Toujours est-il que, revenu dans son pays vers la fin de l’année 1820, Daniel Elster avait à peine repris ses études médicales, à l’université de Wurzbourg, quand la nouvelle de la révolte des Grecs contre la domination turque lui avait de nouveau suggéré le désir de s’expatrier, pour courir à l’aide des nobles descendans d’Hippocrate et d’Homère. Sans l’ombre d’hésitation, il avait compris que toutes ses espérances d’amour et de fortune s’effaçaient devant l’impérieuse nécessité de prendre part à la délivrance d’une race asservie. Il s’était rendu à Stuttgart, où venait de se former un comité de Philhellènes, s’y était fait donner un passeport, un peu d’argent pour les frais du voyage,