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toute la clarté sur sa figure… » Il lui reste à être grossier avec sa mère : il n’y manque pas. « Quel respect réclamez-vous de moi pour la mémoire d’un homme que vous avez trompé ? Car cela est vrai, vous l’avez trompé, et vous l’avez trompé plus que moi-même… » La réponse de Mme Bailly est extrêmement bien trouvée, et d’une pénétration psychologique qu’il convient de signaler. « Tu seras quand même, répond à peu près cette mère coupable, mais pleine de bon sens, le fils de ce père qui ne t’a pas engendré. Car on est le fils de celui qui vous a élevé, qui a formé votre esprit, qui vous a engagé dans une certaine voie : cette paternité morale vaut bien l’autre. » Robert reste confondu par cette logique. Il ne quittera pas la maison. Il continuera d’être le fils d’Emmanuel Bailly.

Ce fils reniant, trois actes durant, son père ou celui qui lui a servi de père, et lui adressant cet unique reproche d’avoir eu du génie, est bien ce qu’on peut imaginer au monde de plus désobligeant. Sans doute, M. Duhamel a voulu, dans un temps d’individualisme, nous présenter, par les moyens du théâtre, un exemple de l’individualisme le plus extravagant et le plus forcené. Il a voulu, à une époque de manie orgueilleuse, nous mettre sous les yeux l’orgueil exaspéré jusqu’au dernier degré de l’acuité maladive. Les propos du jeune Robert sont ceux d’un fou. Ils ne sont pas seulement odieux, ils sont absurdes. Ce garçon semble croire que si l’on tient à « être soi-même, » il faut prendre pour père une nullité. Mais cet expédient même n’y ferait rien. « On est toujours le fils de quelqu’un, » dit Bridoison. Les lois de l’hérédité, ou ce qu’on appelle ainsi, s’appliquent pour l’hérédité d’un imbécile aussi bien que pour celle d’un grand homme. Et cette hérédité-là aussi a bien ses inconvéniens. Prenez-en votre parti, jeune homme, vous ne serez jamais complètement vous-même ; et je crois, entre nous, que la perte ne sera pas grande. On n’est « soi-même » que dans la mesure où, tout en se distinguant de ceux qui vous ont précédé, on les continue. En outre, Robert Bailly affecte de croire que quelqu’un, fût-ce votre père, peut vous empêcher d’avoir du génie ou simplement du talent. Mauvaise excuse à l’usage des impuissans. Chacun fait l’œuvre qu’il devait faire, exprimant l’ensemble de qualités et de défauts, le mélange de force et de faiblesse qui était en lui. Il est vrai que cette œuvre, si c’est l’œuvre seulement honorable signée d’un nom qu’un autre a rendu glorieux, en paraîtra un peu plus pâle. Louis Racine fait pauvre figure à côté de Jean Racine. Mais il n’est pas indispensable d’être un écrivain notoire. Ce qui est indispensable, c’est d’être un fils respectueux et reconnaissant. Le tort du jeune Bailly est