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lui-même, il est maître de soi, ce qui est la première condition pour être maître du monde. « Il y avait ici un vieux mensonge ignoré de tous, un mensonge oublié par la seule personne qui ne l’ignorait point. Je ne peux pas demeurer plus longtemps le prisonnier de ce mensonge. Non, je ne suis pas le fantôme de qui que ce soit. Je suis un homme seul sur une route… » Qu’est-ce que la jeune fille peut comprendre à ce logogriphe ? Elle éclate en sanglots, ce qui est le meilleur parti. Robert annonce son intention de quitter la maison. Un pareil jour ! Une veille d’inauguration ! « On ne fait pas une crise de névrose justement à la veille d’un tel jour, » remarque le sage Mostier dont je ne puis dire à quel point je goûte le langage prudent et raisonnable. Une seule personne peut encore exercer quelque empire sur Robert le révolté. C’est sa mère. Mostier informe Mme  Bailly de toutes choses et lui répète quelques mots qu’il a surpris en écoutant aux portes : car il écoute aux portes, comme Polonius caché sous sa tenture : « Au rat, au rat ! » Ces quelques mots décousus et en apparence insignifians ont pour effet de faire pâlir et rougir et finalement s’affaisser la vénérable dame. Elle sait, elle, ce qu’il y a dans le paquet de lettres… Il n’y a pas à dire, tout cet acte est bien conduit et dénote la main d’un homme de théâtre.

Au troisième acte, plus de nuages et d’ambages, plus de sous-entendus, d’allusions, d’énigmes et de mots en losange. Le jeune Bailly raconte maintenant son histoire tout haut à tout le monde. Il étale son allégresse, avec insolence. Il répète : « Je suis un homme libre ! » comme si cette niaiserie sonore avait un sens. Jusqu’ici tout le monde s’est acharné à retrouver en lui les traits, les gestes, le sourire d’Emmanuel Bailly, sans même s’aviser qu’il pût avoir ses traits à lui, ses gestes à lui, son sourire à lui. C’est fini de cette humiliation. Enfin je ne suis plus le fils de mon père ! Enfin je suis bâtard ! « Je suis depuis vingt-trois ans le fils d’un grand homme et je suis le plus misérable des êtres : ma vie n’a ni saveur ni raison… Je n’ai jamais eu droit qu’au caractère et aux gestes d’un autre, et on n’a jamais cherché en moi que l’image d’un autre et son souvenir. Ce matin encore, j’étais résigné, effacé, et quelqu’un est venu qui m’a dévoilé la cause de cette grande fatigue et de cette envie de mourir que j’éprouvais sans cesse. Je ne suis pas le fils d’Emmanuel Bailly. J’ai grandi dans l’ombre de cet homme et lui-même et tout le monde pensait que j’étais l’héritier de sa gloire. Alors, j’apprends aujourd’hui que cet homme n’est pas mon père, et me voilà tremblant, trébuchant, comme quelqu’un qui est sorti de la chambre moite et noire et qui reçoit