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armés, qui laissent les plus forts en possession, n’engagent pas les drapeaux des peuples, et, réduit à ces proportions, l’incident de Fachoda ne serait en Europe qu’un fait divers du désert. La France n’avait jamais été assez attentive à ses intérêts coloniaux pour les défendre par la guerre, et la France nouvelle connaissait assez le prix de la paix pour vouloir, peut-être, la paix à tout prix. Cela non plus n’échappe point à Kitchener. Une seule opposition pourrait lui imposer. Il faudrait qu’il fût certain de trouver à Fachoda une résistance invraisemblable, insolite et militairement absurde. Une lutte où ceux qui ne peuvent pas vaincre soient incapables de se résigner, où ceux qui ne sauraient rester soient résolus à ne pas partir, où les plus faibles, sans pitié pour les plus forts, imposent par leur obstination désespérée, à ceux qui voudront en finir, les dernières énergies de la violence, où la tuerie de ceux qui sont une garde de drapeau par ceux qui sont dix contre un, donne à la victoire un air de guet-apens, s’accompagne d’un tel cri d’agonie qu’on ne puisse pas ne pas l’entendre, et laisse une assez large tache de sang pour que l’on soit contraint de la voir, est la seule lutte redoutable à Kitchener : car elle est la seule qui puisse réveiller l’indifférence, émouvoir la pitié, contraindre les représailles de la France. Voilà ce que Marchand a compris. Mais pour qu’un observateur pénétrant comme Kitchener croie les Français de Fachoda prêts à mourir, il faut qu’ils le soient. Ils le sont. Sûr de ses officiers comme ils sont sûrs de leurs hommes, Marchand tient le destin suspendu à une volonté non moins sure d’elle-même. C’est cette volonté qu’à tout il oppose comme la pointe d’une épée, sans étendre le bras, mais sans rompre. Que Fachoda fût un bien sans maître quand le drapeau français y a été arboré, ou que, même avant la dispersion des Mahdistes, la marche des Anglais eût suffi pour rétablir sur tout le Soudan le droit de l’Egypte, c’est une question : mais personne à Fachoda ne saurait la résoudre, car c’est affaire de diplomates et non de soldats. La solution qui intéresse à la fois l’Angleterre et la France appartient aux gouvernemens de ces pays. Si le Sirdar consent à attendre qu’ils décident, Marchand promet d’évacuer la ville au premier ordre qu’il recevra de Paris. Jusque-là, il ne peut ni quitter la place qu’il a occupée par ordre, ni, tant qu’il l’occupera, y admettre une troupe étrangère. Il s’y défendra si on l’y attaque, et, quoi qu’il