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rendre hommage à ces bons serviteurs de leur pays, et il veut que ces hommages servent à son propre pays. De là un mélange d’estime et d’exigence, de sentimens nobles, d’arguties chicanières, et de menaces caressantes, rots à la fois souples et solides où il enveloppe ceux qu’il veut faire des prisonniers volontaires.

Dans ces rets le chef de la Mission se laisse entourer sans se laisser prendre et il en démêle sans brusquerie la complexité. Sensible aux égards loyaux, sans être ni dupe ni irrité des artifices, il sait n’être pas en reste de bonne grâce. Mais voici l’essentiel : il a reconnu et mesuré la force de sa faiblesse. Cette faiblesse, il le sait, s’il est réduit à combattre les Anglais, lui prépare, autant que les choses sont sûres à la guerre, une défaite à Fachoda. Mais il a deviné aussi que Kitchener, s’il souhaite avec passion prendre la ville, ne le désire pas au point qu’il assume, pour cette conquête, la responsabilité d’une guerre entre la Grande-Bretagne et la France. La rencontre des deux hommes est le combat de deux craintes. C’est par la crainte de la défaite immédiate que Kitchener peut manœuvrer Marchand ; c’est par la crainte d’une guerre nationale, que Marchand peut contenir Kitchener. Mais combien sont inégales les chances, et qu’il y en a pour Kitchener de prendre sans risques ! Les protestations les plus solennelles dont nous couvririons notre retraite, ne seraient même pas une inquiétude pour lui. Il donnera acte de toutes les réserves, pourvu qu’il signe à Fachoda ; la possession lui garantira le reste, car ceux qui abandonnent, en criant au voleur, leur bourse pour chercher la garde, ne reviennent guère reprendre leur bien. Une résistance fût-elle certaine, s’il est autorisé à la croire de pure forme, il réglera volontiers le cérémonial de l’affaire et accomplira sans hésiter les gestes inoffensifs qu’il faut pour faire violence aux doux : les ballets où les danseurs ont mines d’adversaires, et se mêlent dans une lutte réglée de mouvemens et de durée, ne sont pas le début des drames où les peuples entiers se rangent en vraies batailles les uns contre les autres. Même une lutte où rien ne serait factice, où il faudrait en venir à la violence efficace, n’arrêtera pas Kitchener, s’il pense ne s’engager que dans un duel au premier sang contre des adversaires courageux, mais raisonnables, et qui, après avoir satisfait à l’honneur, ne s’obstineraient pas pour l’accroître d’un sacrifice inutile. C’est l’ordinaire des délimitations coloniales que les poseurs de bornes se tuent un peu, ces malentendus