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Maurepas, quand il reçut ces lignes, se trouvait à Paris, malade. Un violent accès de goutte l’y tenait confiné dans son hôtel de la rue de Grenelle-Saint-Germain[1]. Il venait d’écrire à Louis XVI, près de s’installer à Marly, afin de l’informer de son pénible état ; il lui mandait aussi que, ne pouvant, avant ce très prochain départ, aller le trouver à Versailles et désireux pourtant de ne pas retarder la marche des affaires, il préparerait le travail de son lit et que Necker irait le porter à la signature. Le même courrier priait Necker de s’acquitter de cette mission. C’était là pour le directeur, qui n’avait jamais jusqu’alors travaillé seul avec le Roi, une occasion inespérée. Il en comprit aussitôt l’importance et résolut de mettre ce coup de fortune à profit.

Le lendemain[2], jeudi 12 octobre, Necker se rend, en effet, à Versailles. A peine est-il auprès du Roi, qu’il lui expose l’affaire, lui montre les pièces et les preuves, accuse nettement Sartine d’avoir connu et inspiré la faute de son subordonné. Le Roi, dès les premières paroles, entra dans une « furieuse colère ; » il prononça le mot de « dilapidation, » jura qu’il « chasserai ! » sur-le-champ l’auteur de ce méfait. Puis, soudain, comme se ravisant : « Mais qui mettrons-nous à sa place ? » demandait-il d’un ton plus apaisé. Necker nomma le marquis de Castries, ajoutant que la Reine serait satisfaite de ce choix. Louis XVI acquiesça, et la chose parut résolue. Toutefois, Necker parti, le Roi fit atteler un carrosse, et, ne prenant que le prince de Tingry, capitaine de ses gardes, courut à Paris, chez Maurepas, pour lui raconter toute l’histoire. Il trouva le vieillard couché, souffrant beaucoup, « fort affaissé. » Maurepas écouta le récit avec une émotion qu’augmentait sa faiblesse. L’irritation manifeste du Roi, la crainte de voir partir Necker, jointes à ce qu’il croyait savoir des dispositions de la Reine, aussi opposées à Sartine que favorables au marquis de Castries, tout cet ensemble « l’étourdit, » le détermina rapidement à ne point mettre obstacle à la « révolution » projetée. « Il crut, dit Mercy-Argenteau, prendre un parti très politique en paraissant concourir lui-même à un arrangement qu’il supposait impossible de changer[3]. »

  1. Cet hôtel était tout voisin de la fontaine qu’on voit encore aujourd’hui dans cette rue.
  2. Journal de Véri, — Mémoires de Soulavie. d’Augeard, de l’abbé Georgel, etc.
  3. Lettre à l’Impératrice, du 18 novembre 1780. — Correspondance publiée par d’Arneth.