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garda rancune de ce qu’il voulut considérer comme une « perfide manœuvre. »


IV

La crise en était là, lorsque, dans la première semaine d’octobre, Necker apprenait tout à coup que le sieur Boudard de Saint-James, trésorier général de la marine et des colonies, « âme damnée » de Sartine, avait, sans consulter le service des finances, mis en circulation pour quatre millions de billets[1], qu’il ne pouvait payer à l’échéance, et qu’il se trouvait, de ce chef, dans le plus terrible embarras. Peu satisfait, Necker avertissait Maurepas : puis, ses soupçons se trouvant ainsi éveillés, il se faisait apporter sur-le-champ les comptes et écritures du ministère de la Marine, pour les examiner lui-même. Cet examen lui révélait que les billets émis de cette façon irrégulière se montaient à une somme totale de plus de vingt millions. Stupéfait de cette découverte, il adressait à Maurepas ce billet[2], vibrant d’indignation sincère :

« Vous avez vu samedi, monsieur le comte, mon chagrin et mon étonnement de ce que M. de Saint-James s’est permis de faire quatre millions de billets à mon insu, et vous avez partagé ces sentimens. D’après une nouvelle conférence que j’ai eue avec lui, ce n’est plus quatre millions, c’est vingt, tant en billets qu’en engagemens contractés avec ordre de me les cacher, et qui n’étaient point compris dans les états qu’il certifiait véritables. C’est un coup de bombe aussi inattendu qu’incroyable. Le trésorier ne sait comment s’excuser, d’autant plus que j’ai maintenant deux états, à quatre jours de distance, qui diffèrent de seize millions !

« Je voulais aller vous conter tout cela moi-même ; mais je suis si étourdi du bateau, je sais si peu, dans ce moment, ce qu’il faut faire, que j’ai besoin de réflexion. Qu’il est malheureux de voir tant de soins et d’efforts compromis, et les intentions du Roi ainsi violées et contrariées ! »

  1. Un arrêt du Conseil du 18 octobre 1778 avait formellement interdit aux trésoriers des divers départemens ministériels de faire des billets à terme sans l’autorisation de l’administration des finances. Le sieur de Saint-James, pour avoir contrevenu à cette défense, fut, le mois suivant, révoqué de son emploi, sur la demande de Necker. — Journal de Hardy, novembre 1780.
  2. Notice sur M. Necker, par Auguste de Staël, passim.