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travailleur, écouta les avis des meilleurs officiers, donna une puissante impulsion aux constructions navales, au recrutement des équipages et à l’armement des vaisseaux. On lui dut également certaines innovations qui marquaient un réel progrès, le blindage des navires et des batteries flottantes, le perfectionnement des canons. Il contribua ainsi, pour une part importante, à nos premiers succès dans la guerre contre l’Angleterre. Mais ces bons résultats et ces utiles services ne pouvaient contrebalancer le mal causé par sa facilité d’humeur et ses périlleuses complaisances. La marine souffrait, de longue date, de l’antagonisme incessant, des tiraillemens journellement renouvelés, entre l’élément militaire et l’élément civil, les officiers et les comptables, entre « la plume et l’épée, » selon l’appellation courante. Sartine, malgré ses origines bourgeoises, ou plutôt à cause d’elles et dans l’espoir de les faire oublier, se montra pour « l’épée » d’une partialité excessive. Mans les ports, dans les arsenaux, comme sur les bâtimens du Roi, la direction des services financiers et administratifs fut enlevée aux gens du métier, au profit des états-majors, des chefs d’escadre et des commandans de navires. Les intendans, les commissaires et tout le personnel civil se virent réduits au rôle de scribes, n’eurent plus, pour ainsi dire, qu’une besogne d’enregistrement.

Il résulta de ce système un gaspillage inouï, un intolérable désordre. Des plaintes s’élevèrent de tous côtés, parfois même dans les rangs de ceux qui, par esprit de corps, eussent pu être portés à embrasser le « parti militaire. » Le comte d’Estaing, tout le premier, ne craignit pas de dénoncer hautement, à bord de ses vaisseaux, l’absence complète de comptabilité, la dilapidation qui en était la suite. « Il est absurde de vouloir faire un commis d’un officier de marine. Tout comptable doit être pendable, » déclarait-il énergiquement. Et Marmontel, transmettant à Mme Necker ces doléances du grand marin, renchérissait sur ces accusations : « Tous les chefs d’escadre, disait-il, se plaignent aussi de l’incapacité de M. de Sartine. Il y va de l’intérêt de l’Etat que M. de Maurepas et le Roi soient instruits de ce qui se passe. Il y va de l’intérêt de M. Necker, qui n’est pas fait pour se tuer le corps et l’âme à amasser de l’argent, pour le voir gaspiller par un sot et dilapider par des brigands[1] ! »

  1. Lettre à Mme Necker du 14 janvier 1780. — Archives de Coppet.