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où elle a été si longtemps fut un peu consacré, et qu’un homme ne dût pas s’y carrer à son aise. MM. les conservateurs du Louvre eussent peut-rire mieux fait de laisser la place vide : — comme Burne Jones, dans sa mosaïque fameuse du Christ entouré d’anges, qui est à l’église américaine de Saint-Paul, à Rome, a laissé vide la place du plus grand d’entre eux, à la droite de Dieu, pour le jour où il reviendra… Mais puisqu’on y a mis quelqu’un, c’est bien Balthazar Castiglione qu’il fallait y mettre. Il y a, dans son regard et dans son vague sourire, quelque chose qui attire comme dans l’autre, mais qui rassure. C’est l’homme accompli de la Renaissance, comme la Joconde en est la femme rêvée ; l’histoire à la place de la légende.

Le premier émoi passé, on est conquis par cette physionomie grande ouverte, ces yeux de bon chien fidèle, cette bouche fermée et pourtant bien parlante, ce maintien quiet, modeste, réservé, l’entière bonne foi de cette figure et aussi de cette peinture. Rien pour l’effet : pas de pose, pas d’éclat, pas de prouesse visible du pinceau. Presque tout est de la même couleur, je veux dire de deux ou trois couleurs voisines et froides, et les intervalles entre les valeurs sont imperceptibles. La palette de Raphaël, en cette occasion, c’est le vocabulaire des gens du XVIIe siècle, vocabulaire restreint, mais où chaque mot étant mis à sa juste place, les moindres nuances de la pensée sont rendues. Il n’y a de rougeâtre ou de coloré, en clair, que ce qui vit : la chair, la barbe, les yeux. À peine, le feu d’un bijou d’or couve faiblement en deux endroits, parmi les charbons de la barrette et les cendres de la fourrure. Et malgré cette pauvreté, jamais le coloriste n’a été si grand. C’est peut-être le chef-d’œuvre de Raphaël.

En même temps, l’homme représenté, ici, est l’auteur du livre que tout le XVIe siècle a considéré comme un chef-d’œuvre : le Cortegiano, et il a fait, de sa vie elle-même, un chef-d’œuvre de l’art le plus subtil et le plus délicat : l’art d’agir harmonieusement avec son temps, d’accorder son solo avec le grand accompagnement des voix humaines de son siècle. Toute la Renaissance n’a travaillé que pour produire un Castiglione. Vittoria Colonna, que nous voyons juste en face de lui, dans les Noces de Cana, tout au bout de la table, appuyée sur le coude gauche et mâchant son cure-dent, le lui a écrit en termes décisifs : « Je ne m’étonne pas que vous ayez point un parfait homme de cour, car vous n’aviez qu’à tenir un miroir devant vous et à