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exposait l’urgente nécessité de passer des menaces aux actes et de donner la parole au canon, il écrira cette phrase mélancolique : « Faut-il que des raisons d’Etat et une grande opération commencée m’obligent de signer des ordres si contraires à mon cœur et à mes idées ! »

Quant à Vergennes, à qui, plus qu’à tout autre, incombait le poids lourd d’une telle responsabilité, il était, au début, tiraillé de façon cruelle entre des sentimens et des désirs contraires. En vieux routier de la diplomatie, il saisissait tout l’avantage de profiter d’une si belle occasion d’abattre l’orgueil britannique, toute l’importance de relever, aux regards de l’Europe, le prestige des armes françaises. De plus, sans illusion sur les dispositions réelles du gouvernement d’Angleterre et n’ajoutant que peu de foi aux protestations amicales dictées par le péril du jour, il était convaincu qu’une fois vainqueurs de leur colonie en révolte, ces voisins, aujourd’hui si pleins d’aménité, n’hésiteraient pas à se retourner contre nous et à nous faire payer les chaudes sympathies populaires qui se manifestaient en faveur des Etats-Unis. Enfin, vivement frappé du mouvement d’opinion, ayant peu de confiance en la fermeté de Louis XVI à résister au courant général, il se voyait déjà, s’il se déclarait pour la paix, obligé de quitter son poste et de céder la place à un plus hardi successeur[1]. Les raisons d’intérêt public jointes à ces considérations privées l’empêchaient d’insister hautement pour une attitude pacifique.

Mais, d’autre part, il savait bien que cette guerre, une fois engagée, serait longue, difficile, coûteuse, et sa prudence le détournait de tenter l’aventure sans avoir mis, du moins, les meilleurs atouts dans son jeu. Il entendait par là la réfection d« nos forces navales et la promesse du concours effectif de la flotte espagnole, qui semblait alors fort douteux. Il devait aussi tenir compte des objurgations de l’Autriche, inquiète de nous voir entreprendre une grande guerre maritime et dépenser ainsi, sans bénéfice pour notre alliée, des forces militaires qu’elle eût voulu voir réserver pour une lutte plus fructueuse contre la Prusse, la rivale de l’Empire. Cette frayeur se fait jour dans la correspondance du vieux prince de Kaunitz, premier ministre de l’Empereur, avec son ambassadeur à Paris :

  1. Mémoires inédits du comte Guignard de Saint-Priest.