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guerre qui commence. Malgré cela, l’élan a été général. Quel en est l’objet véritable ? Des manœuvres et des projets de mobilisation ottomans, il n’a plus été question après le premier jour ; ce piètre prétexte avait rendu tout le service qu’il pouvait rendre ; on a donc invoqué l’état intolérable de la Macédoine où les populations chrétiennes gémissent et souffrent sous un joug qui est pour elles une douleur suprême et une honte pour la civilisation. On sait que la Macédoine est le milieu le plus composite qui soit en Europe et que toutes les races d’Orient y sont représentées, juxtaposées, mêlées les unes avec les autres. Comme il y a des Bulgares, des Serbes, des Grecs, on peut également crier : « Sauvons nos frères ! » à Sofia, à Belgrade, à Cettignê et à Athènes. Le but avoué par les quatre alliés est donc d’obtenir ou d’imposer l’émancipation de la Macédoine et ils entendent par là son autonomie à peu près absolue.

Ils ont d’ailleurs à invoquer des raisons très fortes. Ce qu’ils disent de l’état déplorable dans lequel la Macédoine est tenue, en dépit des promesses qui ont été faites et des engagemens formels qui ont été pris à maintes reprises à Constantinople, est l’expression de la vérité. Les populations chrétiennes y sont toujours dans un état d’infériorité qui les laisse exposées sans défense aux violences brutales et aux extorsions arbitraires des autorités turques. On a souvent décrit cette situation et, bien qu’on l’ait fait avec des couleurs très sombres, on n’a pas beaucoup exagéré. Combien de fois l’Europe ne s’en est-elle pas émue ! Mais si l’Europe a les émotions vives, elle les a courtes et, devant la prodigieuse force d’inertie que lui a opposée la Porte, elle a toujours fini par se lasser ou se décourager.

Cette inertie de la Porte, qui apparaît aujourd’hui comme une grande faute de sa part, n’est pourtant pas sans excuses. Lorsque les États balkaniques protestent qu’ils n’ont pas d’ambition territoriale et que leur politique n’a pas d’autre objet que l’émancipation de leurs frères, ils sont peut-être de bonne foi, mais ils se trompent eux-mêmes et ne trompent pas la Porte. Une sorte de subconscient détermine leurs actes en dehors des intentions dont ils se rendent compte ; mais la Porte, qui juge les actes seuls, ne peut pas se faire d’illusion sur leurs tendances trop évidentes. Elle est habituée à entendre proclamer l’intégrité de son territoire comme un des points fixes du droit public européen, et cependant son histoire, pendant tout le siècle dernier, est celle des amputations successives qu’elle a subies à chacune des crises qu’elle a traversées, qu’elle en soit d’ailleurs sortie victorieuse ou vaincue. Cela l’a rendue méfiante, on le serait devenu à moins.