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Montréal, d’ailleurs, ce sont des centaines de familles qui se trouvent, volontairement, appauvries de leur maison et de leur terre, et chargées d’or. Des fermes de 50 000 francs viennent d’être payées 200 000 francs, d’autres 500 000. La tradition rurale est ébranlée et la vocation des jeunes en grand péril. Je regarde les guérets sablonneux où demain seront bâties des usines. L’automobile s’engage dans un chemin transversal et médiocre, et s’arrête devant une très jolie maison, construite en bois verni, et précédée d’un petit pré clos. Tout le long de la clôture blanche, des drapeaux aux couleurs françaises, d’autres aux couleurs pontificales ont été plantés, et, çà et là, des banderoles portent écrit, en lettres d’or, le mot « Bienvenue. » La façade du cottage, les colonnes de la véranda qui tourne, selon la mode canadienne, autour du rez-de-chaussée surélevé, sont décorées de drapeaux aussi et de guirlandes. Toute la famille est là groupée, le père et la mère, des frères et des sœurs, des fils et des filles. On me reçoit comme un parent qui aurait longtemps oublié de venir en Amérique, et que l’on fête, afin qu’il se souvienne et qu’il regrette sa négligence. Quelqu’un m’a dit hier, à Montréal, dans la rue : « Vous allez diner chez M. Adélard Cousineau ? — Oui. — C’est un homme qui « vaut » un gros chiffre. » Il avait précisé. Mais ce n’est pas notre manière de compter. La richesse est ici évidente : il suffit, pour n’en pas douter, de pénétrer dans le salon où l’on me fait asseoir, puis dans la salle à manger ornée de fleurs. Mais, en voyant mon hôte robuste, aux yeux clairs, au visage hâlé, je pense beaucoup moins à sa fortune qu’à ce qu’il « vaut » moralement, à son air d’honnête homme, de brave homme, et encore de pionnier qui a lutté. Il préside la table, autour de laquelle ont pris place des frères, des beaux-frères, des fils, des neveux ; les jeunes femmes et les jeunes filles servent les plats innombrables, changent les assiettes, et ne cessent d’aller et de venir entre la salle et la cuisine ; mais non pas toutes, car, dans le salon voisin, pendant le repas, une voix fraîche chante des chansons et des romances. Les souvenirs me reviennent en foule, surtout ceux des métairies de la Vendée, où les femmes, qui sont reines, et reines incroyablement, d’après l’usage ancien mangent après les hommes. Nous causons aisément, et sans chercher les mots, à cause des fraternités qui nous lient, et du goût de la terre que nous avons commun. Puis je vais visiter la ferme voisine, « la