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dessinent seulement la couleur et l’humeur des épis. Au milieu, bien situées, de grandes maisons de ferme, bâties en planches, peintes en clair, et tout près, des granges goudronnées comme une coque de navire. Autant qu’il est possible de juger, quand on passe à quatre-vingts kilomètres à l’heure, les paysans ou plus exactement les entrepreneurs de ces vastes cultures sont des gens entendus. Puis la forêt reparaît, le train traverse un pont au-dessus d’une rivière ; une ville toute en usines, en fumée, en tapage, enlaidit la rive droite d’un estuaire vaseux. Elle est déjà oubliée. Toutes les fenêtres du wagon reçoivent une lumière plus ardente. A gauche, aussi loin que les yeux peuvent voir, il y a des eaux qui emplissent l’horizon.

Ce n’est pas la mer, et, si je ne le savais pas, je le devinerais aux rides du courant, aux sables qu’il entraîne et aux moires épanouies. Le vent non plus n’est pas marin. Il n’a pas le goût du sel, ni la jeunesse de ce qui n’a pas touché la terre. Mais ces larges eaux ne ressemblent point à celles d’Europe, à celles du moins qui me sont familières. Elles me rappellent seulement les fleuves débordés. On ne les voit point dominées par des caps, ou des collines, et les courbes des terres qui limitent leur cours, et les pointes de forêts qui s’y enfoncent, n’étant point d’un sol élevé au-dessus des eaux, semblent nager sur elles, et y mirer leurs arbres sans racine et sans herbe à leurs pieds. Ces grands fleuves enflés de lacs sont répandus encore sur des terres qu’ils abandonneront un jour, ils vivent leur période d’inondation permanente. Si vite que passe le train, j’ai le temps d’éprouver l’impression de solitude magnifique de celui qui s’avancerait ici, dans un canot, dans la pleine lumière. Aucun bateau visible. Ces eaux inhabitées, immenses, venues à travers toutes les Amériques, les terres à blé et les bois, font des clairières de soleil, et les nuages au-dessus luisent. Déjà la terre monotone, des fermes, des bois, des herbages, a repris sa course aux deux vitres du wagon.

Cette impression des eaux jaunes, prodigieuses, à la mesure de ces continens nouveaux, je l’ai éprouvée ce matin comme hier. A onze heures, la « Délégation Champlain » était réunie sur le quai du Potomac, Nous avions avec nous le ministre de la Guerre, le chef de l’État-major général de l’armée américaine, l’ambassadeur de France, plusieurs autres personnages officiels. Un piquet de soldats rendait les honneurs ; dix-neuf coups de canon saluaient les couleurs françaises que venait de hisser la