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taine. Si on laisse faire les savans, il n’y aura bientôt plus de morale. »

En face de ces gens et comme toujours de l’autre côté de la barricade, d’autres se sont dressés qui croient au contraire que la science pourrait servir de base à une morale rationnelle. Pour eux cette « morale scientifique » devrait être bien plus puissante que la morale religieuse elle-même. Si les religions révélées fournissent en effet au problème moral des réponses commodes et apaisantes pour les croyans, tout le monde n’est pas croyant. Tout le monde au contraire devrait s’incliner devant des règles morales établies par la science et démontrées comme des théorèmes de géométrie. L’écho n’est point encore apaisé des tentatives faites dans ce sens, et n’avons-nous pas vu le prince charmant des sceptiques, l’ingénieux Anatole France, parler lui-même quelque part de la « Morale issue des sciences naturelles ? »

Poincaré examine ce qu’il faut penser des espérances de ceux-ci et des craintes des autres. Mais ici un distinguo est nécessaire, sur lequel Poincaré lui-même n’a peut-être pas suffisamment attiré l’attention, ce qui a causé divers malentendus. La morale a des lois comme la physique ; la loi physique, la loi scientifique est simplement l’expression, la constatation d’un fait ; elle s’exprime à l’indicatif ; la loi morale peut être entendue dans le même sens que la loi physique, lorsque la morale est considérée comme la science des mœurs. Dans ce cas, la loi morale dira : Si tu veux obtenir tel résultat, agis de telle façon, ce qui se ramène à un indicatif. Mais le mot « loi » en morale n’a pas seulement ce sens « scientifique ; » pour la morale métaphysique et religieuse, il a un sens que j’appellerai « parlementaire, » parce que, comme les lois parlementaires, il implique une obligation et s’exprime à l’impératif : fais ceci ; ou : il faut faire ceci. Or, Poincaré comprend le mot « Loi morale » dans ce dernier sens qui est le sens kantien. Il montre alors qu’il ne peut y avoir de morale scientifique pas plus d’ailleurs que de science immorale, et sa démonstration qui est en quelque sorte grammaticale peut se résumer d’un mot : La science ne peut nous renseigner sur la nature qu’à l’ « indicatif ; » d’un « indicatif » seul, aucune jonglerie du raisonnement ne pourra jamais faire sortir logiquement un « impératif ; » donc, la science ne peut fonder la morale (en entendant celle-ci au sens kantien, qui exprime