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nètes se compensaient périodiquement au bout d’un temps assez long et que leurs expressions dans les calculs disparaissaient dans les termes du premier ordre des perturbations. Cela impliquait une stabilité de notre système, au moins pour une très longue durée et des milliers de fois séculaire. Laplace, à ce propos, critiqua quelque peu le deus ex machina invoqué par Newton, et il crut orgueilleusement pouvoir affirmer, en partant de ses résultats, que la machine mondiale n’avait eu besoin que de « la chiquenaude initiale » et qu’elle était assurée désormais de marcher indéfiniment toute seule. Faut-il remarquer qu’il y avait quelque illogisme de la part de celui qui avait si magnifiquement fait sortir par une lente évolution le système solaire de la nébuleuse, à l’imaginer soudain arrêté dans ses transformations et figé à jamais dans l’immobilité, ou, pour mieux dire, dans une mobilité invariable ? Mais les grands hommes eux-mêmes commettent parfois des fautes de logique ; ils ne seraient pas hommes sans cela[1].

Bientôt après deux mathématiciens célèbres, Lagrange, puis Poisson complétaient et étendaient considérablement le résultat du système de Laplace. La stabilité indéfinie des élémens planétaires semblait assurée à tout jamais. Le discours prononcé par un astronome, et non des moindres, de l’Académie des Sciences, M. de Pontécoulant, lorsqu’on inaugura la statue de Poisson, montre bien quel était là-dessus l’état d’esprit du monde savant, qui n’en devait point changer jusqu’à la fin du xixe siècle :

« Pour son coup d’essai, disait-il. Poisson a eu l’honneur de résoudre une question des plus importantes pour la stabilité du système du monde et qui, après les travaux de Lagrange et de Laplace, pouvait encore laisser des doutes dans les esprits les plus judicieux. Désormais, l’harmonie des sphères célestes est

  1. On a raconté maintes fois que lorsque Laplace présenta son travail à Bonaparte, celui-ci lui ayant demandé s’il avait, comme Newton, laissé quelque place au Créateur dans le maintien de l’ordre du monde, Laplace lui répondit : « Citoyen premier consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. » Si cette réponse a réellement été faite, je n’y vois point le sens irrévérencieux et athée qui lui a été souvent attribué. Il y a peut-être un sentiment très hautement religieux dans la croyance à un univers assez harmonieusement agencé par son auteur pour n’avoir pas besoin de retouches et de coups de pouce continuels, et pour que les valeurs s’y conservent. « Les hommes, a écrit Poincaré, demandent aux dieux de prouver leur existence par des miracles ; mais la merveille éternelle, c’est qu’il n’y ait pas sans cesse des miracles. Et c’est pour cela que le monde est divin, puisque c’est pour cela qu’il est harmonieux. S’il était régi par le caprice, qu’est-ce qui nous prouverait qu’il ne l’est pas par le hasard ? »