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propres à le démanteler et s’en empare sans coup férir. Puis, laissant à d’autres le soin de fouiller et d’organiser la nouvelle province qu’il vient de soumettre, il passe sans transitions à d’autres conquêtes. C’est dans ce sens qu’on a pu dire de lui qu’il « était plus conquérant que colonisateur. »[1] De là résulte cette démarche particulière de sa pensée, si visible dans ses écrits philosophiques, si déconcertans parfois pour le lecteur non averti, et qui lui a fait encourir le reproche d’être « décousu. » Certes, la marche du raisonnement chez Henri Poincaré n’est pas sinueuse, elle procède par bonds successifs et offre plutôt l’apparence d’une ligne brisée ; mais le profil du diamant est lui aussi une ligne brisée, et c’est de là que résulte précisément son mobile éclat. Une telle démarche logique n’est pas commune ; mais, suivant la forte expression de M. Painlevé, « faut-il s’étonner que le lion ne fasse pas des enjambées de souris ? »



Sur les rouages mêmes de sa pensée, sur les mécanismes de sa merveilleuse usine cérébrale, Poincaré nous a fait des confidences étranges et suggestives. Puisque, ce que nous connaissons de l’univers n’en est qu’une image réfléchie par notre âme, et qui par suite participe des propriétés et des déformations de ce miroir intime, la psychologie sera sans doute un jour la science essentielle. C’est pourquoi les attitudes psychologiques d’un cerveau comme celui de Poincaré, qu’il nous a mises à nu avec tant d’émouvante sincérité, sont d’un intérêt sans égal. En étudiant la genèse de l’invention mathématique, qui est sans doute l’acte le plus exclusivement et purement rationnel de l’esprit, celui dans lequel il semble le moins emprunter au monde extérieur, « c’est ce qu’il y a de plus essentiel dans l’esprit humain que nous pouvons espérer atteindre. » Et puis, comme l’a remarqué Laplace, « la connaissance de la méthode de l’homme de génie n’est pas moins utile aux progrès de la science et même à sa propre gloire que ses découvertes. » Or, contrairement à toute attente, le travail conscient, volontaire et logique ne joue pas chez Poincaré le premier rôle. Rien de plus amusant à cet égard que la façon dont il nous a narré

  1. Borel, Revue du Mois, t. VII, 362.