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que ces divinités de pierre qui ont vécu. Vainement, théologiens et moralistes affirment-ils dans la conscience un principe inné, qui lui fait discerner le bien du mal. « Cela est faux, celles-ci seules sont bonnes parmi nos œuvres qui sont commandées par Dieu ; mauvaises, celles qui sont défendues. » Pas de fondement rationnel à la morale. La volonté de Dieu, voilà l’unique critère. Vainement, lui objecte-t-on, avec l’École « que l’homme ayant en lui-même une raison droite peut y conformer sa volonté libre. » « O Pélagiens ! qui détruisez le bienfait nécessaire de la grâce ! » Et si de l’exemple des anciens, vous prétendez conclure que l’homme est capable de vertu, « je réponds : Les anciens ont pu dire des choses vraies, sans avoir la vérité ; faire des choses bonnes, sans faire le bien. Tout au plus Fabricius sera-t-il moins puni que Catilina, parce que moins impie et moins pervers… Tous nos actes bons sont des péchés. » Vainement enfin, dans nos péchés eux-mêmes, analysant la part de l’ignorance ou de l’instinct, la science morale s’est-elle efforcée d’établir des degrés, comme une échelle des responsabilités et des valeurs… Hors la grâce, « tous sont mortels. » — Hors la grâce ? Est-ce bien sûr ? Et admettrons-nous encore ce correctif ? Car s’il y a identité entre la nature et le mal, comment le juste, par cela seul qu’il est homme, cesse-t-il de vivre sous la loi du péché ? Et s’il est capable d’acte bon, conséquemment de mérite, que devient l’imputation du Christ ? — Donc, chez le juste même, aucune œuvre qui ait une valeur de salut. « Celles-ci seraient mortelles, s’il ne les jugeait ainsi dans la crainte de Dieu. » Et bientôt, dans la grâce, nulle part de notre activité. Il faut fermer ces dernières issues par lesquelles le moi humain peut s’insérer dans l’œuvre divine. La liberté n’est qu’un mot, « un titre, » un néant. Et sous l’effusion de l’esprit qui va vivre, se mouvoir, agir en elle, l’âme perd jusqu’à son autonomie. La mystique d’un saint Augustin ou d’un saint Paul pouvait concevoir la grâce comme un don de Dieu, se prêtant pour se faire vivre, élevant notre nature sans la supprimer. Pour Luther, elle est Dieu même dans sa puissance, son élection arbitraire, s’emparant de l’homme comme d’une chose, s’imprimant en lui, se substituant à lui. Le Saint n’est qu’un automate spirituel, attendant, inerte et passif, l’empreinte mystérieuse qui marque les élus.

Ce déterminisme moral devait nécessairement conduire à la doctrine théologique de la prédestination et de la certitude du