Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Tout en parlant, il fourrageait dans son courrier, en gros tas près de son couvert. Il reconnut l’écriture de Rolande. Laissant de côté les papiers d’affaires et les journaux, il ouvrit la lettre de sa fille. Rolande aimait à écrire. Jamais Jérôme n’était aussi bien renseigné sur la vie quotidienne de sa famille que lorsqu’il s’en trouvait éloigné. Rolande ne lui faisait grâce d’aucun détail. Et Jérôme lisait ces lettres avec soin, dévotement.

« Mon cher petit papa, disait la lettre du jour, nous allons bien, tous les trois. Car le baron est notre fidèle caniche. Il ne nous quitte que pour le sommeil réparateur qu’il prend dans le petit hôtel « saint-sulpicien » que lui a conseillé l’oncle Gabriel. Drôle d’idée ! Il a une fortune à se mieux loger, même la nuit. Mais il est têtu et ne veut pas démordre de son auberge, sous prétexte qu’il y a trouvé un bon lit. Sentiment de vieux garçon. Pour presque tout le reste, il nous obéit au doigt et à l’œil. Expositions de toutes sortes, séances de musique, répétitions, thés artistiques, — la fureur de cet hiver, — il absorbe tout avec la bonne grâce de ces ours qu’on rencontre aux carrefours avec un anneau dans le nez et qui dansent au son du tambourin. Je n’ai pas besoin de te dire, cher papa, que je trouve mon ours, notre ours, car ton nom revient à chaque instant dans nos conversations, que je trouve notre « ours, » dis-je, très bien léché. Il est un peu fermé pour la musique, mais il m’a promis de s’ouvrir à Carmen. Il en est encore à Carmen ! Ah ! ça ne sera pas une sinécure, si je l’épouse. Je dis si, car, en somme, rien n’est moins certain. Mais, tu me connais, si mes projets ratent, j’en ai d’autres en réserve. Je ne sais pas quel effet je lui produis dans le décor de Paris, — car, tu sais, là, vraiment, il n’y a que Paris : la province n’existe pas ! — mais à moi, il ne me paraît pas du tout à son avantage. D’abord, il ne sait pas s’habiller. Pour nous faire honneur, il est allé dans je sais quel grand magasin, et en une petite demi-heure (il nous l’a avoué !) il a acheté un habit, un complet jaquette, un pardessus et deux chapeaux… Sans commentaires, n’est-ce pas ? Mais à qui, mon Dieu ! vais-je parler de l’art de se parer pour plaire ? Je vois mon cher papa rire derrière ses lunettes et dans sa barbe. Allons ! je n’ai rien dit et puis l’habit ne fait pas le moine. Dans les présentations, il s’ingénie, cela n’est pas douteux. Parfois, je remarque des goutte-