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lui parut si affreuse qu’elle se jeta sur son lit pour essayer de dormir encore. Mais elle s’aperçut qu’elle n’y parviendrait pas. Il fallait coûte que coûte qu’elle réfléchit à sa situation nouvelle.

Ce qui l’effrayait par-dessus tout, c’était d’affronter la présence de son père. Maitre Bourin ne parlait guère et n’avait pas pour habitude d’interroger ; mais, sur toutes choses, il avait, immédiatement, une opinion qu’il exprimait avec une netteté sans réplique. Qu’allait-il lire sur le visage ravagé de sa fille ? Qu’allait-il deviner ? Qu’allait-il décréter ? Que pourrait-elle imaginer pour sa défense ?

Elle voyait bien passer devant ses yeux le visage satisfait de Maxime, le visage anxieux d’Étienne et, puis, comme une ronde macabre, tourner autour d’elle, étonnés, courroucés, moqueurs, tous les Baroney de Filaine et Mme Anna Bouquet et la femme du docteur et M. l’abbé, si bon d’habitude. — Quelle honte ! Quelle honte ! — Mais des heures, des jours peut-être les séparaient d’elle tandis qu’il allait falloir descendre déjeuner en face de son père, et c’était cela surtout qui la faisait trembler de tous ses membres…

Maitre Bourin déjeunait à dix heures et demie, selon un usage qui persiste dans les petites villes du Bas-Berry. Les plus hésitans et les plus bavards de ses cliens n’ignoraient point ce détail et, de peur de mécontenter leur grave conseiller, ils n’avaient garde de le retenir dans son cabinet après l’aigre carillon qui tintait au fond du corridor quelques secondes avant la demie de dix heures. Maitre Bourin était redouté et admiré de tout le monde. Grand, mince, invariablement vêtu d’une redingote noire, il était cravaté d’un non moins inamovible nœud de reps noir, dont les pans et les boucles, également minces, formaient le signe de la multiplication. Une vie méthodique avait sauvé ses cheveux qu’il portait noirs, longs et rejetés en arrière, mais maitrisés et aplatis par un cosmétique qui n’était peut-être pas étranger à leur couleur uniforme. Ses courtes moustaches aussi étaient noires. Un teint un peu bistré accentuait encore sa gravité coutumière.

Il portait les secrets des familles du canton à la façon des jeunes prêtres qui, avant leur sermon, restent enfermés en eux-mêmes et n’osent sourire par crainte de laisser échapper quelque bribe de ce dont leur mémoire est chargée. Il avait le respect de sa mission de confiance. C’était un notaire à l’an-