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Elles oublient leurs aiguillons. Heureuses, bienveillantes, elles tournent inlassablement, et tracent dans l’ombre avec leurs corps jaunes, leurs ailes brillantes, de minces cercles de flamme.

« Chante, » dit le vizir.

Les musiciens déjà sont assis les jambes croisées, en file, près de la rivière qui traverse les jardins, y dessine deux méandres bleus, où cheminent des processions de tortues, dont on voit affleurer les têtes branlantes. Guitaristes et batteurs de tambourins cherchent le rythme, l’accord, essais gémissans qui passent au ras de l’eau comme des plaintes d’oiseaux blessés.

Musique arabe ! charme des jours d’Orient, simple et monotone, et pourtant intraduisible comme sont les cris de l’âme, élémentaire comme les premières syllabes que balbutièrent les hommes pour sortir des ténèbres du silence, et manifester les uns pour les autres l’obscure mélancolie de leur être, leur émerveillement devant la beauté des choses ! musique arabe, que l’on reconnaît dès qu’on a mis le pied sur la terre musulmane, la même aux rives d’Asie et au cœur de la sainte cité d’Afrique, signe personnel de l’Islam qui ne saurait tromper, pas plus que les bourdonnemens d’abeilles, les crissemens de cigales, ou les cris d’oiseaux dans les bois, musique naturelle de l’être ignorant qui ne sait qu’un rythme : le battement de son cœur troublé toujours des mêmes angoisses et des mêmes espérances : joie incertaine de vivre, d’aimer, de combattre, certitude triste de mourir ! musique arabe, qui ne varie qu’un thème : l’élan impatient de la vie, qui se précipite à l’amour, et puis s’arrête en soupirs tristes suivis de longs silences : soupirs pareils au souffle suprême de ceux qui meurent sans avoir tout dit !…

Le chanteur s’est levé. Pâle dans sa gandoura blanche, la tête renversée, le bras tendu, ses yeux semblent se retourner pour voir derrière lui dans le fond du passé. Qui ne connaît, chez le conteur ou le chanteur arabe, cette facilité apparente de l’extase, la mort vivante où il pénètre comme dans l’infini des siècles et où le suivent, comme pour une commémoration glorieuse et funèbre, ceux qui l’écoutent immobiles, les prunelles dilatées. Le chanteur a touché le thème éternel de victoire et