Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 11.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui tombent des orangers ; il hume par la porte étroite, découpée en trèfle dans le haut, l’air chaud chargé de parfums, il voit le jet d’eau qui bruit sur la mosaïque. Il appelle le taleb, — il le regarde et dit seulement : « Boukra. »

Et le taleb a très bien compris. Car boukra, c’est le mot que tout le monde aime, le mot magique qui délivre du travail, des soucis, des peines et des roumis. Boukra veut dire : demain. C’est le mot cabalistique qui s’est prononcé il y a des siècles quand a commencé le sommeil léthargique, le sommeil de l’enchantement dont la fin s’annonce à mille présages et que le vizir voudrait prolonger quelques heures, ses yeux clos, ses narines ouvertes aux parfums, aux fumées de benjoin et de nard qui montent des cassolettes, en croisant ses mains blanches l’une sur l’autre et en disant : Boukra…, boukra.

Et le taleb, ayant entendu ce mot chéri de boukra, arrive avec son encrier de terre verte aux sept trous, sa plume de roseau. Il écrit aux roumis les excuses du vizir, des excuses douces comme la myrrhe : « O roumi, — que Dieu t’accorde ses félicités, — impatient comme le cerf qui s’approche des fontaines, je m’approcherai de tes sources de sagesse, j’y tremperai mes lèvres altérées de tes conseils. Permets seulement dans ta générosité qui s’épand sur le pays d’Allah comme le rayon du matin sur la terre encore tout épeurée des ténèbres, permets que ce ne soit pas aujourd’hui, mais seulement demain : boukra. »

Et le taleb se retire à reculons avec ces pas silencieux qui laissent toute leur amplitude aux sonorités des eaux fraîches. Les eaux montent et retombent dans la cour en pluie de cristal. La fleur d’eau s’épanouit sur le jet mince, s’arrondit comme un calice et se soutient éternellement jeune et vivace, secouant sa rosée comme un trop-plein de vie importune.

Le matin s’avance et s’alanguit. Avant que le cruel midi jette la mort de feu sur les sentes, le vizir, délivré encore un jour des roumis, ira dans ses jardins. Il fait un signe et les esclaves noirs plient la tente, assemblent les soies couleur de lune et de soleil qu’on jettera sur les divans minces ; les petits vases de bronze où brûlera le benjoin, les théières pointues, les bouquets de menthe fraîche. Les musiciens arrivent avec les cithares, les tambourins, les longs pipeaux et les cornemuses. Sur les guitares déjà les cordes résonnent.