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paraissait sur le grand perron. Il avait l’air d’un rajah avec ses grands burnouss, ses décorations, son énorme turban et les gestes impérieux qu’il avait pour parler au petit monde. Il frappait trois fois dans ses mains.

Alors, c’était fini, plus d’attente, plus de sommeil, plus de langueur, le rakkas bondissait, et, les yeux fixés sur le grand pli, couvert d’écritures pour lui hiéroglyphiques et de cachets, il écoutait les instructions que lui transmettait, avec une autorité royale, le caïd qui venait lui-même de les recevoir avec autant d’attention et de respect que lui en témoignait maintenant le rakkas. J’ai toujours admiré et aimé chez les Arabes la souplesse, l’intelligence instinctive des rapports sociaux qui les font tour à tour, selon l’heure et l’occasion, maîtres ou serviteurs. Ils plient et se redressent avec leur aisance grave.

Quand le caïd avait, avec l’approbation du taleb, passé le marché, fixé le prix, le temps, Hadj’ Ali recevait avec une gravité religieuse le pli spécial enveloppé de toiles imperméables. Il l’enfermait dans la djellab blanche que recouvrait l’autre djellab en laine de chameau à petites bouffettes de soie vertes, bleues et rouges. On lui disait : « Pour chaque heure que tu gagneras, c’est un douro. » Il répondait par un geste brusque de la tête qui voulait toujours dire : « Oui… oui… oui, j’ai compris, » et les mains vides, les pieds nus dans ses babouches jaunes, sans autre bagage qu’un morceau de beurre enveloppé dans une feuille de chou et du papier gommé, il partait aussi léger, aussi insouciant qu’un chien qui porte et rapporte, doux comme un mouton, prêt pourtant à découdre le premier qui viendrait en travers de son but. On le voyait obliquer à droite, d’un pas rapide, mais sans courir, les bras ballans, sur la grande piste de Fès battue des caravanes où les seigneurs aux voiles blancs montés sur les belles mules trottinantes, l’avaient vite dépassé. Il allait, sachant bien que le soir, pendant que les belles mules et leurs seigneurs se prélasseraient au camp, il serait, lui, le rakkas, le courrier, le coureur, blotti peut-être sous une mauvaise hutte, mais bien en avant d’eux sur la route de Fès.

Car il ne s’arrêtait plus guère, il marchait toujours du même pas, qui n’est pas du tout rythmé comme le pas de course, un pas plus glissant : les pieds peuvent à peine quitter