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C’est le terme de la course matinale de Lialah : la petite ville basse, aux terrasses plates, d’où fusent seulement les deux minarets de faïence verdie et un seul dattier très haut sur sa colonne mince. Vite Lialah a grimpé les ruelles tortueuses où l’hiver a laissé sa boue fétide ; la voilà au socco au milieu des petits marchands accroupis sous les tentes en lambeaux ou sous les grands parapluies de coton délavé fichés en terre, qui les abritent aussi bien de la pluie que du vent et du soleil. Les chameaux encore assoupis mugissent sous les grands coups de trique des chameliers et font effort, balançant leurs têtes endormies, pour se relever gauchement sur les genoux ; la colle des dattes confites se mêle à la boue séchée sur leurs flancs. Vite Lialah passe, elle n’a rien à faire ici, c’est pour les madames roumis qu’elle cueille ses fleurs ; elle reçoit bien quelque algarade et quelque quolibet des vendeurs de légumes, d’oranges, de ferrailles, de vaisselle cassée. Ils se perdent dans la rumeur assourdissante des ânes qui braient, des femmes qui se disputent, des cimbales qui sonnent, du charmeur de serpens qui harangue le monde et du sorcier qui vend ses amulettes. C’est la pauvreté brutale et vraiment misérable. Vite Lialah passe ; elle sait où on l’attend depuis bien des jours et où chaque matin une piécette blanche assurera son modique pain quotidien. Et par le petit chemin parfumé, bordé d’acacias où pendent les grappes, le petit chemin familier où s’alignent patiemment sur le passage des roumis les mendians, les estropiés, les aveugles supplians, elle enfile l’allée de sable fauve au fond de laquelle est la maison aux volets gris, au toit pareil à ceux de France qui porte à son sommet un pavillon à trois couleurs.

Et là Lialah se repose : elle sent l’accueil prochain, elle ne demande rien et vient en silence, toute droite, s’appuyer contre la petite maison des soldats algériens. Ils jouent aux dés sur le seuil et ne lèvent pas seulement la tête pour la voir. Elle attend, patiente, cachée dans son haïk qui a la blancheur terne des marbres bruts, et tombe en plis rigides depuis la tête jusqu’aux pieds. C’est une statue : les lourdes tiges des fleurs sont stables sur sa tête comme un fragment d’architrave. Seulement elle mord toujours le bord du haïk pour respirer et voir clair. Son œil mobile renvoie en éclairs noirs la lumière du matin et suit tous les mouvemens du vieux petit jardinier le rifain, le