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amis et leurs cliens, ses ennemis et leurs cliens. Dès qu’il voit un homme doué de quelque influence, il essaie de le mettre dans la première catégorie par cajolerie ou par force, et il réussit à convertir ainsi ses propres ennemis en instrumens actifs. Mais quand il n’y réussit pas, oh ! alors, il n’est satisfait que lorsqu’il a écrasé ceux qu’il n’a pu séduire, et rien, rien ne peut surpasser la persévérance et la violence de son animosité.

« Les personnes qui lui font l’opposition la plus obstinée et qu’il aurait voulu passionnément convertir à sa politique pour en faire ses instrumens, sont le prince héritier et la princesse. Cette opposition date des premières tentatives faites par Bismarck pour détruire la Constitution prussienne. Elle est fondée sur le simple principe que la Constitution existante étant un contrat solennel passé entre la dynastie et la nation, l’héritier présomptif est, d’une façon spéciale, obligé de la respecter. Mais ceci était une considération qui n’entra jamais dans le cerveau de Bismarck. Il était persuadé que ce n’était là qu’une affaire personnelle et que le prince lui était hostile. « Le prince royal, dit-il, doit agir sous l’influence de la princesse royale ; celle-ci sous l’influence de la Reine, et la Reine sous l’influence de lord Palmerston et de lord John Russell. Enfin, il doit se trouver quelque part un agent secret au courant de ces intrigues, et cet agent ne peut être que sir Robert Morier. » Aussi, vu la résistance du prince royal à la politique du chancelier, des intrigues misérables surgirent, et Morier aurait pu en révéler plusieurs. Il se contente de citer ce seul fait pour donner une idée de l’animosité de Bismarck. « Son but, dit-il, a été et est encore d’isoler le prince royal de toute autre influence que la sienne. Il sait que le prince est nerveux et que l’isolement le déprime ; mais étant littéralement aveugle en matière de principes, il ne sait pas qu’il a affaire à un homme de l’esprit le plus élevé, qui agit par conviction et qui continuerait à agir de la sorte, même s’il devait rester seul dans l’univers. » Pour qui connaît bien le caractère dominateur et jaloux de Bismarck et son esprit de rancune formidable, il n’est pas de meilleur portrait que celui qui vient d’être tracé par Morier. Le chancelier le détestait tellement qu’il fit tous ses efforts pour l’empêcher de rentrer à Berlin. Aussi, en 1884, lorsque mourut lord Ampthill, Bismarck s’opposa au remplacement de cet ambassadeur par Morier, « à cause de ses tendances anti-germaniques bien connues. »