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pays de langue française à la France était la meilleure carte à jouer des pangermanistes, mais il redoutait que cette « combinaison » n’amenât la guerre navale avec l’Angleterre « qui a toujours eu un sentiment particulier pour la Belgique. » Quelle que soit ici l’exactitude, plus ou moins grande, des informations de Morier, — auxquelles, pour mon compte, je ne crois nullement, — la Prusse aurait pu prendre la Belgique et même la Hollande, sans que l’Europe, qui n’était pas prête à la lutte, eût fait entendre autre chose que des gémissemens ou des approbations. Certes, Bismarck connaissait bien sa force, mais il aurait pu être encore plus audacieux. S’il avait étendu ses conquêtes en Belgique et en Hollande, tout en capturant l’Alsace et la Lorraine, il eût désintéressé les uns par des promesses et effrayé les autres par des menaces. Mais il était homme à ne prendre que ce qui lui était indispensable, et il l’a prouvé.

Morier voulut, pendant la guerre, sonder les sentimens des Alsaciens-Lorrains au sujet de leur annexion à l’Allemagne. Il se mit en rapport avec diverses notabilités. Causant d’abord avec le docteur J… de Mayence, il entendit celui-ci formuler ainsi les sentimens de la Prusse à l’égard de l’Alsace : « La France a autrefois volé l’Alsace à l’Allemagne. C’est pour celle-ci un souvenir douloureux, une épine enfoncée dans le côté. La France lui a pris la cathédrale de Strasbourg et lui a laissé en échange les ruines d’Heidelberg. » Faut-il faire observer qu’aucun pays envahi n’a tiré un parti aussi fructueux d’une violente mesure de guerre ? L’Allemagne a fait des ruines du château d’Heidelberg, non seulement un « leit motiv » de ressentiment qui dure depuis plus de deux siècles et alimente chez des générations d’étudians une haine inextinguible contre nous ; mais elle en a fait encore une attraction pittoresque qui amène au pied des ruines, aménagées et truquées avec art, une foule de touristes qui viennent y dépenser leur or et satisfaire une banale curiosité. Que n’a-t-elle conservé aussi les ruines de Strasbourg ? On eût vu de quel côté avait été la plus déplorable violence et comment les Allemands avaient souhaité la bienvenue au retour de frères égarés !

Le docteur J…, qui ne pouvait « sans frémir » passer sur le pont de Kehl, n’était pas suspect de sympathie à notre égard ; il avouait cependant que le sentiment national des Alsaciens-Lorrains « était français à un degré exagéré. » Cela tenait,