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Malhoureusement, on ne peut pas construire des dreadnoughts sans que cela se voie : l’Angleterre a vu, elle a compris, elle a agi en conséquence. L’Allemagne s’en indigne ! — C’est être mon ennemie, dit-elle, de vouloir m’empêcher de construire autant de navires que je le veux, que je le peux, car c’est mon droit de le faire. — Sans doute, c’est votre droit, dit l’Angleterre, mais c’est le mien d’en faire davantage et je n’y manquerai pas. — Les choses en sont là.

Dans cette lutte de puissance, il est impossible de ne pas donner raison à l’Angleterre, pour peu qu’on songe aux conséquences très différentes qu’une bataille navale perdue aurait pour elle ou pour l’Allemagne ; et quand bien même nous ne serions pas, comme nous le sommes en ce moment, les amis de l’Angleterre, il nous serait impossible de raisonner sur son cas autrement que nous ne le faisons. Mais, en dehors de son cas, il y a le nôtre, il y a celui de l’Europe et du monde dont l’équilibre actuel assure le maintien de la paix. Ce n’est pas une hypothèse que nous faisons ici, mais bien un fait que nous constatons : la paix existe depuis longtemps, et c’est à l’équilibre des forces qui s’est établi peu à peu que ce résultat est dû. Le jour où il serait rompu, qui nous dit que la paix subsisterait ? Elle serait certainement moins solide le jour où son maintien tiendrait au bon plaisir d’une seule puissance, ou même d’un seul groupe de puissances. Nous rendons justice à l’Allemagne. En dépit de quelques mouvemens violens qui sont dans son caractère et qu’elle a parfois de la peine à retenir, elle a montré qu’elle était devenue pacifique ; si elle ne l’avait pas été, depuis longtemps la guerre aurait éclaté ; mais il ne faut pas la mettre à l’épreuve d’une tentation trop forte. Il le faut même d’autant moins que des élémens ardens, ambitieux, sans scrupule, enivrés par l’idée peut-être trompeuse d’une force supérieure à toute autre que le moment est venu d’employer, entretiennent dans le pays une fermentation de plus en plus redoutable. Le gouvernement est sage, l’opinion ne l’est pas toujours, et, quelque sage qu’il soit, le gouvernement ne résiste pas sans défaillance à certaines pressions. N’y cède-t-il pas lorsqu’il augmente sans besoin urgent ses forces militaires et maritimes, et qu’il adresse par là aux autres une sorte de sommation d’en faire autant ?

Là est l’origine de la situation présente qui est loin d’être satisfaisante et qui impose à tous des obligations absolues. Les uns arment, comme l’Allemagne et l’Angleterre. Les autres, comme la France et la Russie, resserrent les liens qui les unissent et envisagent des hypothèses nouvelles. L’Italie, l’Autriche l’ont à leur tour des projets de