Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/865

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entre-mêle toutes les races et complique à l’excès les recherches de nos anthropologues.

Lorsque le bataillon noir destiné à l’Algérie fut rassemblé à Dakar, les tirailleurs demandèrent en premier lieu s’ils trouveraient des femmes en arrivant dans leurs garnisons. Sur la réponse négative de leurs officiers, tous ceux qui se trouvaient à la tête d’un ménage se préparèrent à l’emmener. Les célibataires contractèrent des unions avec les femmes qui voulurent bien les suivre. Plusieurs tirailleurs s’associèrent clandestinement pour commanditer une femme qui passait, aux yeux du capitaine, pour être l’épouse légitime de l’un d’entre eux. Et je dois dire que, pour toute sorte de raisons, tirailleurs mariés on célibataires agirent fort sagement.

On doit donc envisager, à côté des tirailleurs sénégalais, la présence de femmes en grand nombre. C’est une nécessité, c’est aussi le plus souhaitable des états de choses. Nos auxiliaires n’ont toute leur valeur que s’ils gardent le caractère un peu sauvage de leurs devanciers. Une compagnie de tirailleurs forme un village où fourmille toute une population qui les retient. En vivant auprès des femmes de leur race, en élevant des enfans, ils n’entr’ouvrent qu’une fenêtre sur le monde civilisé dont l’attrait les conduit le plus souvent à l’alcoolisme. Le tirailleur marié, forcé de mener une vie sobre et régulière, s’il veut nourrir sa famille, est un bien meilleur soldat que le célibataire, il est plus vigoureux, plus discipliné, plus résigné. La femme et les enfans sont, pour le commandement, une lourde gêne. Les officiers doivent consacrer deux heures par jour à régler leur existence, à faire la police du camp, à prévenir les contestations. Mais dès que l’on part en colonne, il est bien entendu que la femme reste au poste, et lorsque, par hasard, au cours des longs déplacemens pour changer de garnison, les compagnies ont fait le coup de feu, les femmes ont été braves et se sont fait tuer souvent en portant des cartouches aux tireurs de la première ligne. La question des femmes dominera toujours l’emploi de l’armée noire ; on ne peut pas la négliger, malheureusement.


V

Mais avant de philosopher, il faut vivre, et le problème se complique dès qu’on transporte des tirailleurs dans les pays