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principale d’un édifice vient à tomber, tout tombe avec elle. La Ligue militaire ne voulait pas plus de Djavid bey, de Talaat bey et de leurs collègues que de Chevket pacha. La démission de ce dernier ne dénouait donc pas la crise, elle l’ouvrait. La difficulté qu’on a rencontrée pour le remplacer a montré qu’il n’était pas remplaçable, ou plutôt que tout devait être remplacé à la fois. Le gouvernement ne l’a pas compris tout de suite ; il a essayé de se défendre ; il a organisé une mise en scène parlementaire dont nous reparlerons dans un moment, à la suite de laquelle la Chambre lui a voté un ordre du jour de confiance à une majorité que, dans tous les sens du mot, on peut qualifier d’écrasante : il n’a manqué à Saïd pacha que quatre voix. Mais l’autorité de la Chambre n’est pas plus grande que celle d’un gouvernement dont elle est l’émanation trop directe. Élue, il y a deux mois, sous une pression politique, administrative et même militaire peut-être sans exemple, cette Chambre, qu’on a dit avoir été élue « à coups de bâton, » n’avait d’autre existence que celle que le gouvernement lui avait communiquée : elle ne pouvait pas la lui rendre s’il venait à la perdre lui-même. Saïd a cherché vainement un nouveau ministre de la Guerre, il s’est heurté à des exigences inacceptables pour lui. Tout d’un coup le ministre de la Marine, Hourchid Pacha, a joint sa démission à celle de Chevket. Saïd a aussitôt donné la sienne. Quelques-uns de ses collègues l’ont accusé de trahison. Le Comité Union et Progrès a été atterré et indigné. Mais Saïd avait fort bien jugé ; le ministère ne pouvait plus même se survivre ; le système qu’il a appliqué était usé au point de n’être plus raccommodable ; la mutinerie de Monastir lui avait donné le coup de mort. Plusieurs causes ont déterminé sa chute, mais la principale est dans la manie d’uniformité que, sous prétexte d’unité, le parti Jeune-Turc a voulu imposer à tout l’Empire. Cette conception jacobine a abouti à un échec complet. On s’explique mal par suite de quelle aberration des hommes intelligens ont appliqué ce système étroit et violent à une province de caractère aussi indépendant que l’Albanie. L’Albanie s’est insurgée et rien ne l’a maîtrisée : les nouvelles qui en viennent sont de plus en plus alarmantes, même après le changement de ministère. Chevket pacha a pu s’apercevoir que le sabre ne suffit pas à trancher toutes les questions. Là est l’explication des événemens qui viennent de se produire : ils étaient sans doute inévitables et n’ont surpris que par leur soudaineté. Comme il arrive d’ailleurs toujours en pareil cas, le fait une fois accompli, tout le monde a déclaré l’avoir prévu.