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saisiraient cette occasion pour se venger en me déshonorant et me chassant de la Cour, ce qui me fermerait à jamais les portes de la Suède si tu devais y rentrer un jour. Le Duc profiterait de l’occasion peut-être pour te narguer en ma personne. Enfin, on fait tout au monde pour m’en dissuader. Pour moi, je me moquerais de toutes leurs raisons si je parvenais seulement à persuader ma mère, mais je l’implore en vain… Le ciel se venge des jours heureux que j’ai eus… :

« J’ai parcouru ton apostille en chiffre[1] ; j’ai très bien saisi tes idées, j’en reconnais la sagesse, comme la possibilité de leur exécution. Malgré cela, je désespère de les pouvoir mettre à profit, car tout va de mal en pis, à tel point que je ne vois plus, dans un mal aussi extrême, qu’un remède violent, et celui-ci me paraît même trop modéré pour qu’il puisse être encore efficace. Le Régent ne fait plus rien par lui-même, uniquement adonné à ses plaisirs ; c’est Reuterholm, Sparre, Rosenstein et Engeström qui font tout, et une lettre de l’Impératrice leur serait tout de suite montrée, ne produirait par conséquent rien. Mais, comme il ne faut pas être dans le cas de se reprocher de n’avoir pas tout fait avant de laisser des choses venir à une telle extrémité, je me consulterai avec Ehrenström[2], qui voit bien les choses telles qu’elles sont dans notre pauvre patrie.

« Le Roi a été reçu franc-maçon. Pour persuader le vieux Gyldenstolpe, on lui a fait la proposition d’un grade très élevé, qu’il n’a pu accepter, ayant déjà refusé il y a dix ans. Mais flatté, néanmoins, il a eu la faiblesse d’y laisser entraîner le Roi. »

26 mars. — « Au nom du ciel, mon bästa pojken, n’ajoute pas à ma douleur par ton désespoir. Prends pitié de mon infortune et ne t’abandonne pas au chagrin de façon à détruire ta santé…

« Mais je vais répondre à tes lettres, idole de mon âme. Quels sont donc ces projets charmans, chevaleresques, dignes d’un homme de courage et d’honneur[3] ? Je te connais trop bien pour ne pas les deviner. Mais, songe, mon cher ange, que

  1. Armfeldt pensait qu’on pourrait gagner le Régent en lui offrant de faire payer ses dettes par l’Impératrice : elles étaient nombreuses et il faisait en vain flèche de tout bois pour donner satisfaction à ses créanciers.
  2. Ancien secrétaire de Gustave III, tombé en disgrâce sous la régence et dévoué au parti d’Armfeldt dont il partagea le sort.
  3. Armfeldt proposait de rentrer secrètement en Suède pour opérer une révolution et mettre fin à la régence en déclarant le Roi majeur.