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les trophées des victoires d’Italie furent concentrés à Livourne, et de là transportés par mer à Marseille, puis acheminés vers Paris par le Rhône et le réseau des canaux. Le choix et l’emballage dus objets, le voyage même avaient nécessité de longs délais, et le convoi ne parvint point à destination avant l’été de 1798. Quand il approcha de Paris, un des commissaires qui le dirigeaient, Thouin, manifesta son indignation à la pensée de voir débarquer tant de trésors « sur le quai du Louvre comme des caisses de savon ; » il suggéra l’organisation d’une fête pompeuse, qui accueillerait et célébrerait leur arrivée. L’idée était trop conforme aux goûts du temps pour ne pas séduire un gouvernement en quête de popularité : le Directoire, qui en cette année 1798 avait maille à partir avec les « exclusifs, » héritiers plus ou moins directs de l’ancienne « Montagne, » imagina de faire coïncider la réception des objets d’art conquis en Italie avec l’anniversaire de la chute de Robespierre. Le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798), un cortège triomphal partit du voisinage du Jardin des Plantes, où étaient amarrés les chalands, et se dirigea vers le Champ-de-Mars : escortées par des détachemens de troupes, par les principales autorités constituées, par les membres de l’Institut, les précieuses caisses défilèrent sur des chars ornés de feuillages et de rubans ; des inscriptions placées sur des banderoles signalaient a l’ébahissement des Parisiens les chevaux de Venise, l’Apollon du belvédère, le Laocoon, le Brutus du Capitole, la Transfiguration de Raphaël, le Saint Jérôme du Corrège, et tant d’autres merveilles. Au Champ-de-Mars, les chars furent rangés sur trois lignes circulaires, et les commissaires firent la remise officielle du convoi au ministre de l’Intérieur. Le lendemain, le Directoire en corps vint en prendre possession : après échange de discours entre Reubell et Thouin, le cortège se reforma, pour se diriger vers le Louvre. De cette double cérémonie l’orgueil patriotique et, si l’on peut ainsi parler, la passion de rapine artistique furent exaltés à un degré incroyable : un général qui n’était point le premier soudard venu, mais un lettré, un futur directeur de la librairie sous l’Empire, Pommereul, proposait sérieusement d’enlever encore de Rome la colonne Trajane et de l’ériger à la pointe de l’Ile de la Cité. D’autre part, la fête de 1798 laissa chez les contemporains un si durable souvenir que quinze ans plus tard, au déclin de la fortune