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beaucoup plus moderne que ne sera tout à l’heure Jean-Jacques Rousseau. Il veut, pour permettre aux femmes de comprendre leurs maris et aussi pour leur utilité personnelle, qu’elles aient une instruction scientifique poussée assez loin. Un peu d’astronomie, de physique, de physiologie, d’histoire naturelle. Cela fera qu’elles ne seront pas tout à fait étrangères à la nature et particulièrement par « un peu de connaissance » qu’elles auront « des causes naturelles des effets surprenans, » elles seront « éloignées de la superstition, qui cause tant de maux. »

Ne croyez pas, que, pour autant, l’abbé soit un « féministe. » Une des bonnes trouvailles que M. Drouet a faites dans les manuscrits de Caen c’est l’abbé de Saint-Pierre anti-féministe déclaré, c’est-à-dire opposé à l’indépendance des femmes et à leur immixtion dans la vie sociale. La femme, quelle qu’elle soit, et l’abbé ne fait aucune acception ni exception, doit strictement vivre à la maison et n’en point sortir que pour les soins du ménage lui-même. L’abbé rapporte, sans l’approuver, mais au moins avec une demi-complaisance l’exemple de Frédéric Ier qui ne pouvait souffrir une femme dans les rues et qui, lorsqu’il en rencontrait quelqu’une, la chargeait à coups de canne en disant : « Que fait là cette gueuse ? Les honnêtes femmes restent chez elles. » L’abbé de Saint- Pierre vivant de nos jours eût été satisfait de l’application de quelques-unes de ses idées ; mais à d’autres égards il eût bien souffert.

On ne s’étonnera pas que l’abbé de Saint-Pierre, d’une part anti-humaniste et d’autre part moraliste intransigeant, ait peu aimé la littérature. A cet égard, on peut le considérer comme le vrai et très important précurseur de Rousseau et de Tolstoï. Le Discours sur les lettres et les arts, c’est lui qui l’a écrit le premier. Son raisonnement, à le résumer, car son défaut est toujours d’avoir besoin d’être résumé ; est celui-ci. Ou les lettres dépravent les hommes ; ou, au moins, elles ne les améliorent pas ; donc elles sont ou dangereuses ou inutiles. Il ne faut dans un Etat ni empoisonneurs ni inutiles. Il n’y faut pas d’hommes de lettres. Qu’est-ce que c’est, je vous prie, que ces romanciers et petits poètes qui font des chansons et des épigrammes satiriques et personnelles ou des ouvrages qui tendent à inspirer l’intempérance, la licence, la débauche, la vengeance, le mépris pour les bienséances ou pour les lois, qui louent la paresse, la mollesse, la fainéantise, qui excusent