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dans le cabinet du prince, observant que le train de la vie n’en est pas changé, qu’après les réformes les hommes sont, comme devant, égoïstes, avares, lâches et cruels, tour à tour stupides et furieux, et qu’il s’y trouve toujours un nombre à peu près égal de nouveau-nés, de mariés, de cocus et de pendus, en quoi se manifeste le bel ordre de la société. Cet ordre est stable, monsieur, et rien ne saurait le troubler, car il est fondé sur la misère et l’imbécillité humaine, et ce sont là des assises qui ne manqueront jamais. » Ces opinions étaient celles de M. Anatole France, jadis, au temps où il recueillait pour nous les propos qui s’échangeaient dans la Rôtisserie de la reine Pédauque. Il y a de cela une vingtaine d’années. Pendant ces vingt années, bien des événemens sont survenus qui ont donné à penser aux Français et auxquels M. Anatole France n’est pas resté indifférent. Il passe pour avoir reçu la révélation, un beau jour, et désormais adhéré au plus pur dogme révolutionnaire. Aussi trouvera-t-on doublement intéressant qu’il publie aujourd’hui un roman sur la Révolution, et que ce roman paraisse justement à la date où des fêtes officielles consacrent le culte de Rousseau comme culte national.

Les Dieux ont soif est un roman historique. Qui donc a dit que le roman historique est un genre faux ? Cela ne l’aurait certes pas empêché d’avoir la vie dure : depuis le temps qu’on fait des romans on en a toujours fait d’historiques, les écrivains les plus consciencieux s’y sont essayés non moins que Dumas père, et, à l’heure qu’il est, le genre est plus que jamais à la mode. Prenons toutefois l’objection pour ce qu’elle vaut. Elle signifie sans doute que le roman historique a pour essence d’unir, sans jamais réussir à les fondre, et de juxtaposer, plutôt que d’unir, deux élémens entre lesquels il y a contradiction. Le roman est fiction, l’histoire est vérité. L’un est la négation de l’autre. Telle est la tare de ce genre hybride qui tente de marier le jour et la nuit et devait plaire aux romantiques amis des contrastes et férus d’antithèse… C’est merveille comme l’objection s’évanouit, pour peu qu’on prenne les choses par un certain biais qui est celui par où les prend M. Anatole France. L’argument suppose, en effet, la croyance à la vérité de l’histoire : il tombe si l’on est persuadé de sa vanité. Cette idée, que la vérité historique nous échappe et nous dépasse, s’est maintes fois retrouvée sous la plume de M. Anatole France. Il l’exprimait un jour en se jouant dans le Crime de Sylvestre Bonnard et, dix ans après, la reprenait dans un article de doctrine consacré à un essai de M. Louis Bourdeau sur l’histoire considérée comme science positive. « Qu’est-ce que l’histoire ? L’histoire est la