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copieusement, l’œuvre de Chateaubriand, une partie tout au moins de cette œuvre, il l’a lue pourtant, — il a même lu Moïse, ce qui n’était sans doute pas indispensable, — et, chemin faisant, il n’a pu s’empêcher d’y faire quelques découvertes intéressantes. Je discuterais volontiers quelques-unes de ses impressions et de ses hypothèses ; j’insisterai plus longuement sur celles qu’il y a, selon moi, désormais lieu de retenir.

Par exemple, on sait que la première partie des Natchez est écrite sur le mode épique, et la seconde, « sur le ton de la simple narration. » « Pourquoi cette différence ? se demande M. Lemaître. — Chateaubriand ne nous le dit pas. Je crois que, tout simplement, travaillant sur l’énorme manuscrit primitif des Natchez, il n’a eu le temps et le courage d’élever au ton de l’épopée que la première moitié de son roman peau-rouge. » Le contraire, je l’avoue, me paraîtrait beaucoup plus vraisemblable. Si en 1827, — car c’est bien là, me semble-t-il, ce que M. Jules Lemaître veut dire, — Chateaubriand avait récrit et « stylisé » la première partie de son poème, on ne s’expliquerait guère qu’il y eût laissé subsister « le tube enflammé, » le « glaive de Bayonne, » et autres métaphores, périphrases et « truculences » de jeunesse. Je crois qu’en 1791, il avait, bel et bien, commencé à écrire les Natchez dans le style pseudo-épique du temps, et qu’au cours de la rédaction primitive, s’étant lassé de cet exercice, il était, de lui-même, revenu à un ton plus simple ; et j’inclinerais à penser que le texte actuel, en dépit de certaines corrections et de certaines retouches, nous rend assez fidèlement les deux états successifs de la première version.

Il m’est difficile aussi de partager sur René l’opinion de l’exquis écrivain. « René, nous dit-il, est un petit livre bizarre de quarante pages, où il n’y a peut-être pas plus de cinquante lignes qui aient été neuves à leur moment. » Et pour le prouver, il cite une des premières pages : « Tantôt nous marchions en silence… » — « Pas une expression trouvée, — ajoute-t-il, — (sauf « collines pluvieuses, ») pas un trait qui enfonce. Cela pourrait être de n’importe qui. Tout le monde écrivait comme cela avant la Révolution. » M. Jules Lemaître n’est-il pas un peu bien sévère ? D’abord, ces lignes « sont harmonieuses, » il en convient lui-même. Et puis, je ne crois vraiment pas que, tout le monde, au XVIIIe siècle, eût trouvé non seulement « collines pluvieuses, » mais encore cette jolie phrase de poète : « Le matin de la vie est