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gens de lettres : il n’a point, comme Victor Hugo, poursuivi d’une rancune inexpiable ceux qui discutaient son talent ou ses idées ; il était très docile à la critique, et non pas seulement, — ses éditions successives en témoignent, — à celle de ses amis. « Je n’ai pas la moindre confiance en moi, écrivait-il ; peut-être même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu’on veut bien me donner ; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou supprimer tout un passage : je crois toujours que l’on juge et que l’on voit mieux que moi. » Il ne me semble pas ici qu’il se vante.

Et enfin, son immense orgueil n’était-il pas la rançon, et, qui sait ? peut-être la condition d’une vertu assez rare, et sur laquelle, décidément, M. Lemaître n’insiste pas assez : je veux panier de ce haut sentiment, de ce culte de l’honneur qui lui a inspiré plus d’un acte de renoncement et de courage ? L’avouerai-je ? Je suis, pour ma part, disposé à beaucoup pardonner à celui qui, au milieu de la servilité générale, a tenu tête, très bravement, et non sans danger, à Napoléon.

Fort sévère, comme l’on peut voir, et peu sympathique à l’homme, M. Jules Lemaître a-t-il eu pour l’œuvre plus d’indulgence ? Si l’on met à part Atala, « qui peut se relire encore avec délices, » René, peut-être, le Dernier Abencérage, — bref, les trois courtes « nouvelles, » — et les admirables Mémoires d’Outre-Tombe, — il ne nous dissimule pas que tous les autres ouvrages de Chateaubriand l’ont profondément ennuyé. Ennuyeux donc l’Essai sur les Révolutions ; ennuyeux, les Natchez ; ennuyeux, le Génie du Christianisme ; ennuyeux, les Martyrs ; ennuyeux, l’Itinéraire. A cela il n’y a rien à répondre : il est évident que l’auteur des Contemporains a cherché dans ces divers écrits l’espèce d’intérêt et le plaisir qu’il demande aux œuvres d’imagination d’aujourd’hui, et qu’ils ne le lui ont pas procuré. Seulement, que répondrons-nous aussi à ceux qui viendront nous déclarer ennuyeuses l’Iliade ou l’Enéide, les Provinciales ou Athalie ? Est-ce que, à force de se cantonner dans la modernité, la critique impressionniste deviendrait incapable de jouir historiquement des œuvres du passé ? Que M. Jules Lemaître y prenne garde ! S’il faisait beaucoup de disciples, il ne se trouverait bientôt plus personne pour rêver « en marge des vieux livres. »

Mais Allah est Allah, et M. Jules Lemaître est M. Jules Lemaître. S’il a lu distraitement peut-être, et en bâillant