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pensais, à part moi, que M. Lanson était bien optimiste : je suis aujourd’hui bien obligé de reconnaître que c’est M. Lanson qui avait raison.

Je voudrais bien donner raison aussi à M. Jules Lemaître dans l’analyse qu’il nous présente de l’ennui chateaubrianesque. Après avoir, en des pages qui sont une merveille de pénétration, de subtilité psychologique, et de virtuosité verbale, démêlé et défini les diverses formes de la tristesse qu’a connues Chateaubriand, il ajoute :


Mais la pire forme de la tristesse, qui est sans doute l’ennui, je doute qu’il en ait fait sérieusement l’expérience. Il a beau dire partout qu’il « bâille sa vie, » ce n’est qu’une phrase. Il me paraît impossible qu’un homme d’un si fort tempérament, si « bon garçon » et d’une gaîté si facile avec ses amis ; qui a tant écrit et qui a été tellement possédé de la manie d’écrire ; dont la vie est une si superbe « réussite ; » qui a tant joui, non seulement de sa gloire, mais de ses titres et de ses honneurs ; qui a joui avec tant de surabondance et si naïvement d’être ministre ou ambassadeur ; et qui d’ailleurs a exprimé son ennui par un choix de mots et avec un éclat dont il se savait si bon gré ; il me paraît impossible que cet homme-là se soit ennuyé beaucoup plus que le commun des hommes.


J’ose ne pas être de l’avis de M. Lemaître, et je voudrais avoir un peu de sa finesse d’esprit et de style pour justifier mon opinion. Je crois comme lui qu’il ne faut être la dupe de personne, et de Chateaubriand pas plus que d’un autre. Mais quoi ! n’est-ce pas simplifier un peu trop René que de le ramener au « commun des hommes ? » M. Jules Lemaître ne croit guère à l’angoisse métaphysique ; évidemment, Montaigne lui a légué un peu de son scepticisme goguenard à l’endroit des grands gestes et des grandes phrases, des états d’âme rares ou quintessenciés. Pour ma part, il m’est difficile de ne voir que « de la littérature » dans les innombrables pages où Chateaubriand nous a étalé son ennui. Eh oui ! il a désiré tout, l’amour et la gloire, les grandeurs de chair, comme les autres, et il a joui de tout, non seulement avec passion, mais avec frénésie. Mais le surgit amari aliquid lui est monté aux lèvres plus vite qu’aux autres hommes. Que dis-je ! tous ces « divertissemens » qu’il convoitait et qu’il épuisait ne lui étaient qu’un moyen, toujours inefficace, de tromper et de fuir, et d’user son inexorable ennui. On peut s’ennuyer, assurément, à la manière grise, monotone, — et ennuyeuse, — de Senancour ; on peut s’ennuyer aussi à la