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aussi bien, on peut çà et là, l’entrevoir dans son œuvre. Mais peut-être Sainte-Beuve, qui en a surtout voulu à René de son don de séduction, — les deux volumes qu’il lui a consacrés sont, tout au fond, la vengeance du peu séduisant et jaloux Joseph Delorme, — peut-être Sainte-Beuve n’a-t-il pas été sans exagérer ce trait désobligeant, Car ce que nous savons là-dessus de plus positif, nous le savons par Hortense Allart : or, comme chacun sait, quand une femme, — et surtout une femme de lettres ! — se met à raconter certaines choses sur elle-même, elle ne peut s’empêcher de faire son métier de femme, je veux dire de broder un peu.

« L’homme de désir, » en Chateaubriand, a trouvé son expression, sans doute immortelle, dans l’épisode et dans le personnage de René. M. Jules Lemaître, comme il convenait, a parlé longuement de l’un et de l’autre. Ainsi que les Mémoires d’Outre-Tombe semblaient, à vrai dire, l’y inviter, il a établi, entre Chateaubriand et sa sœur Lucile, d’une part, et les deux héros du célèbre poème, d’autre part, une identification qu’il s’est refusé à pousser jusqu’au bout, mais qu’il a tout de même poussée un peu bien loin. Car enfin, à ne prendre que les Mémoires, il n’y aurait rien eu que de parfaitement innocent dans l’affection qui unissait le frère et la sœur : et jusqu’à quel point sommes-nous autorisés à rapprocher René des Mémoires ? J’avoue d’ailleurs qu’un doute est permis, et que, par la faute de Chateaubriand, on peut être très tenté de trancher la question dans le sens de M. Lemaître ; j’y ai moi-même fort longtemps incliné. J’ai pourtant été bien surpris de voir l’ingénieux critique assimiler Lucile non seulement à Amélie, mais… à Velléda. Je conçois très bien que M. Le Braz trouve dans Charlotte Ives l’original de Cymodocée, et je crois même qu’il a raison, — M. Lemaître, qui ne mentionne pas ce rapprochement, ne serait-il pas de notre avis ? — Mais j’avoue humblement qu’entre Velléda et Lucile les rapports m’échappent. Qui est Velléda ? Une simple fiction ? ou l’image, plus ou moins idéalisée et, transformée, de l’une des femmes que Chateaubriand a aimées ? ou encore une sorte de symbole où il aurait comme fondu les traits de plusieurs de ses amoureuses ? Cette dernière hypothèse me séduirait assez ; mais je ne la donne que comme une hypothèse, et sur le fond des choses, jusqu’à plus ample information, ignoramus, ignorabimus