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à coups d’épingle j’aurais préféré la lutte corps à corps, — devant laquelle Sainte-Beuve avait déjà reculé, — et que M. Lemaître était assez grand écrivain pour se permettre ? Songez donc ! Un combat singulier entre ces deux esprits adverses, entre ces deux âmes différentes et peut-être ennemies, entre ces deux maîtres de la langue française, un duel en champ clos, enseignes déployées, mais il n’y aurait rien eu de plus intéressant, de plus suggestif, de plus passionnant ! On ne se comprend pas toujours, on frappe quelquefois à côté des coups d’estoc et de taille, on a des partis pris et des injustices : mais qu’importe ? On finit bien par s’étreindre ; et voilà qui est l’essentiel. Chacun révèle alors le fond de son être et de sa nature morale. Savez-vous rien de plus instructif que les Remarques de Voltaire sur les Pensées de Pascal, ou son Commentaire sur Corneille ? que les pages de Rousseau contre Molière ? que celles de Taine sur Napoléon ? que celles de M. Faguet sur Voltaire ? que celles enfin de Brunetière sur Flaubert ou sur Zola ? Chateaubriand méritait peut-être, — au moins autant que M. Georges Ohnel, — l’honneur d’une discussion en règle, d’une critique sérieuse, directe, approfondie, motivée, et qui l’embrassât une bonne fois tout entier.

Or, cette « libre promenade à travers la vie et l’œuvre de Chateaubriand » que l’on nous propose est décidément un peu bien rapide, incomplète et capricieuse pour justifier toutes les sévérités que M. Jules Lemaître prodigue avec une inlassable complaisance à René. « Il a écrit, — nous dira son biographe, — beaucoup de choses dont je n’ai pu vous parler : des Etudes historiques, des lettres de voyage, une histoire de la littérature anglaise, et combien d’articles politiques et de brochures, et combien de vastes dépêches diplomatiques. » Ajoutons-y les Mélanges littéraires, la traduction du Paradis perdu et toute la Correspondance dont M. Lemaître n’a rien dit non plus. Et voilà, n’est-il pas vrai ? bien des lacunes. J’ai quelque peine, je l’avoue, à concevoir une étude d’ensemble sur Chateaubriand où l’on passerait complètement sous silence, et les admirables Etudes historiques, qui ne sont pas du tout la besogne de librairie qu’on s’imagine trop souvent, et la fameuse Lettre sur la campagne romaine : ne parlons même pas de la Correspondance, puisqu’elle n’est pas entièrement recueillie, encore que… Quant aux œuvres qu’il a plu au critique d’examiner, la plus aimable