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philosophe s’assombrit, écrit-il, à mesure que le mien s’éclairait sous l’influence des sentimens sincères qui s’éveillaient à ce moment dans mon cœur. Il garda quelques instans le silence, puis il reprit la parole en ces termes : « La reconnaissance est de nos jours une vertu aussi rare qu’elle est respectable. Certes, je ne puis qu’approuver celle que vous ressentez à l’égard du duc et je vous en estime encore davantage, s’il est possible. Mais comme nos sentimens nous égarent le plus souvent quand ils ne sont pas contrôlés par la raison, on doit toujours les examiner de près avant de s’abandonner à leur élan. Examinez donc un instant avec moi, je vous prie, ce que sont les princes et ce que vous êtes vous-même. Ils empruntent leur richesse à une portion de leurs sujets, n’est-il pas vrai, et qu’en font-ils alors ? » Il posa cette question en élevant soudain la voix pour bien marquer son importance : « Ils la transportent à une autre portion du même groupe, » continua-t-il en se penchant vers moi cl en faisant un geste du bras comme s’il versait l’or à flots dans ma direction. Après quoi, il se leva et conclut sur un ton plus dégagé : « Vous voyez, mon ami que votre bonne étoile vient de vous placer du côté vers lequel on verse. Laissez donc les princes y verser largement pendant qu’ils en ont la fantaisie. Adieu, pensez à tout cela et revenez me voir bientôt. »

Mannlich se plaît à commenter cette scène en fervent de Jean-Jacques et en adepte attendri du « sentiment » qu’il resta durant toute sa longue carrière. Il assure que le « sophisme » de Diderot ne le fit pas hésiter un instant sur le parti qu’il convenait de prendre. La « raison, » comprise dans le sens où le philosophe employait ce mot, lui semblait synonyme d’égoïsme et n’avait, dit-il, jamais eu la moindre part à sa conduite passée. S’il gardait la pleine conscience de ses fragilités et de ses trop humaines faiblesses, du moins n’hésitait-il pas à s’accorder ce témoignage qu’il avait toujours cédé aux impulsions de son cœur. L’insistance que Diderot semblait vouloir mettre à combattre ses scrupules les plus honorables l’indigna et le peina d’autant plus, à l’en croire, qu’en dépit du souvenir fâcheux de sa première visite au philosophe, il en était venu à l’aimer sincèrement pour sa constante et exceptionnelle bienveillance à son égard.

Il s’indigna bien davantage encore lorsque Grimm, étant venu le voir à son tour, lui adressa le discours suivant : « Diderot