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avec toute l’expansion de son caractère : « Je suis ravi de votre œuvre, clamait-il avec l’accent de conviction communicative qu’il trouvait pour exprimer ses opinions sincères. J’enrageais d’entendre les absurdes chicanes de votre condisciple et n’ai voulu à aucun prix déflorer l’élan de mon admiration en vous l’exprimant devant lui. Votre Corisca est de la tête aux pieds la friponne que nous a dépeinte Guarani et votre Satyre associe harmonieusement en sa personne la double nature humaine et bestiale que lui prête la mythologie. Oui, c’est ainsi qu’il faut peindre la fable et traduire les intentions d’un poète. Votre coloris est vrai, puissant, plein de fraîcheur : la composition simple, franche, exemple d’inutiles surcharges : l’exécution soignée sans glisser dans la minutie. »

Après cette véritable explosion de sympathie, il formula néanmoins quelques critiques de détail, puis, ayant encore longuement contemplé les deux tableaux, il se tourna vers son interlocuteur avec sa vivacité ordinaire en lui demandant s’il était riche, ou, dans le cas contraire, s’il souhaitait de le devenir : « Oui, certes, répondit Mannlich, si cela est possible par des moyens honnêtes, les seuls au surplus que M. Diderot puisse avoir en vue. — Alors vous êtes un homme dès à présent tiré d’affaire, » riposta celui-ci. Et il poursuivit sur un ton plus tranquille : « Je suis chargé par l’impératrice de Russie d’employer nos meilleurs artistes à l’ornement de ses palais. Elle m’a donné à ce propos carte blanche. Je choisis selon mon goût, je fixe les prix et détermine les sujets à représenter. Vous voyez donc, mon jeune ami, quel avantage ce pourrait être pour vous qu’une commande de ma façon qui vous apporterait gloire et richesse ! » — Mannlich évoquant le souvenir de cette scène après quarante ans écoulés, reconnaît dans ses Mémoires qu’il fut à la fois flatté et touché tout d’abord par une proposition qui trahissait tant de spontanéité cordiale. Il objecta toutefois qu’à peine revenu de ses voyages d’étude, la reconnaissance l’obligeait à réserver ses premiers travaux pour son paternel protecteur, le duc Christian. Plus tard ce dernier, inspiré par sa bonté coutumière, lui permettrait certainement d’accepter l’offre si flatteuse qui venait de lui être faite.

Nous laisserons la parole à notre homme pour conter la suite de cette conversation à laquelle il attribue, nous le verrons, la plus vaste portée philosophique et morale : « Le visage du