Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 10.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondre à cet idéal excellent de la beauté. » C’est qu’en effet la découverte et le choix de semblables modèles avait été l’une des préoccupations principales du vieux maître au cours de sa longue carrière. Comment Mannlich pour sa part allait-il mettre la main sur l’oiseau rare ?

Par des ruses dignes de Sherlock Holmes, il parvint à découvrir le modèle féminin dont Boucher lui-même se servait exclusivement depuis quelques années déjà (tout au moins quand il daignait recourir au dessin d’après nature), mais dont il cachait jalousement l’identité à ses confrères ou élèves, afin d’en conserver pour lui le monopole. C’était la femme d’un doreur de cadres, et le jeune Allemand fui assez heureux pour la décider, nous ne savons par quels prestiges, à lui accorder quelques séances de pose. Moyennant quoi, Boucher, resté dans l’ignorance de cette aventure, se montra parfaitement satisfait de la Vénus, « Je vois, dit-il à Mannlich, que vous avez profité de mes observations sur la beauté de la femme et que, grâce à ces avis opportuns, vous avez su figurer la déesse ainsi qu’il convenait. »

Quant au duc Christian, revenu à Paris quelques semaines plus tard, il se montra également fort satisfait des progrès de son protégé, bien qu’il critiquât le malencontreux nuage, puisque, disait-il, Vénus se trouvant après tout dans le domicile conjugal auprès de Vulcain son époux, il ne fallait pas tant de manières à leur entrevue. — A quoi un contradicteur tenace aurait pu répondre que le prince oubliait le sujet de cette entrevue, sujet plus que délicat et qui voulait quelques précautions oratoires, puisque Enée n’était pas le fils du forgeron divin qu’on sommait de lui marteler des armes redoutables. Vénus devait être bien aise de conserver quelque prestige au cours de sa requête et, sans doute aussi, le moyen de se dérober sans délai, par la voie des airs, à quelques marques trop brusques de l’insatisfaction conjugale : « Empruntez de Boucher, conclut le duc une fois de plus, la grâce riante qui fait le caractère et le mérite de ses œuvres, mais ne l’imitez pas dans le reste. Tenez-vous-en à la nature et à l’antique qui seront vos guides les plus sûrs. Vous êtes ici dans un pays où les jolies personnes s’offrent plus volontiers au pinceau que partout ailleurs. Utilisez donc cette circonstance pour peindre amplement d’après nature. Je vous ferai ouvrir des crédits particuliers à cet effet, mais sous la condition que votre vieille gouvernante assistera toujours aux séances de