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sa demeure et ses rares sorties ne le conduisaient guère qu’à Versailles pour faire sa cour au Roi, à la manufacture des Gobelins qu’il dirigeait, à l’Opéra dont les décors et les costumes étaient placés sous sa haute surveillance, enfin chez les marchands et collectionneurs d’histoire naturelle. — Le matin, tandis qu’il prenait son chocolat dans son atelier, il se plaisait à-tracer des dessins ou plutôt à les parachever, comme nous allons le voir, car il n’en avait jamais assez dans ses portefeuilles au gré des amateurs ou revendeurs qui les lui payaient deux louis d’or la pièce. Il avait donc cherché et trouvé le moyen de satisfaire à cette surabondante demande. Ses élèves employaient sur son désir une partie de leur temps à faire des copies de ses plus beaux morceaux qu’il conservait avec soin pour cet usage ; ils avaient toutefois la consigne de ne jamais mettre la dernière main à leur travail. Puis, pendant qu’il prenait son déjeuner du matin, Moucher s’occupait à retoucher adroitement ces ébauches. Il leur donnait en quelques coups de crayon l’empreinte de son talent personnel, et estimait en avoir fait par là des originaux qu’il vendait comme tels sans plus de scrupule : pratique qui suffirait à expliquer l’existence de nombreuses répliques dans son œuvre en blanc et noir.

Après cet intermède, si profitable à ses intérêts, le vieux maître se plaçait devant son chevalet où il peignait presque constamment de mémoire, ou « de chic, » pour employer le terme des ateliers, mais avec une étonnante perfection : « Ni moi, ni personne autour de lui, ajoute Mannlich, n’aurait jamais pu croire à une semblable virtuosité, si nous n’avions été chaque jour les témoins de ce tour de force ! » Et l’élève s’accoutuma si bien à cette manière de faire qu’il finit par y trouver de la beauté et même de la « naïveté » par surcroit, en sorte qu’il prit grand’peine pour s’en assimiler les procédés. Il y réussit à ce point qu’on le plaisanta bientôt sur la perfection de ses pastiches : « Une fois engagé dans cette voie, écrit-il, je m’éloignai chaque jour davantage de la vérité comme de la beauté, non sans percevoir toutefois les murmures de ma conscience d’artiste qui me reprochait, mes égaremens. Quand je parcourais les belles galeries du Palais-Royal, les œuvres immortelles de Raphaël me criaient, par leur contraste avec celles de Bouclier, que j’étais sur une mauvaise route où je finirais par me perdre. »

Le duc Christian se chargeait d’ailleurs d’entretenir ces