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conclut-il triomphalement dans ses Souvenirs, que j’ai fait mon premier pas dans le monde, bercé sur les genoux d’une bonne et jolie femme. »

Anecdote fort symbolique en effet, car notre homme devait traverser l’existence dans une analogue attitude. Il resta de tournure un peu gauche, de repartie un peu lente, mais sympathique malgré tout par son honnêteté native, par sa bonne foi évidente et trouvant donc sans faute à point nommé l’assistance impromptue ou même le salut inespéré, par la grâce de sa droiture instinctive et de sa sensibilité naturelle. Son portrait de vieillesse, qui a été placé en tête de ses Souvenirs, continue l’impression morale qui se dégage de leur lecture, car sa figure amaigrie et accentuée par l’âge, sa bouche un peu large et son nez trop fort peuvent avoir quelque chose de comique au premier coup d’œil : on dirait un personnage falot échappé des contes d’Hoffmann. Mais ses grands yeux au regard cordial, surmontés de sourcils qui trahissent une sorte d’étonnement naïf devant les âpretés de la vie, ne manquent pas d’inspirer la sympathie pour son caractère : ils sont d’un homme de sens et de cœur à qui l’on pourra se fier.


III

A la fin de l’année 1762, le duc Christian, satisfait des progrès de son protégé à l’Académie de Maiinheim, annonça l’intention de l’emmener à Paris pour y passer désormais les hivers en sa compagnie, le jeune peintre ne pouvant manquer de profiter, pour son éducation artistique, d’un séjour prolongé dans la capitale de l’Europe pensante. Le voyage de Mannlich et ses premières impressions parisiennes sont contés avec bonne humour dans ses Souvenirs : il lui fallut quelque temps pour s’accoutumer au bruit et même à l’odeur du pavé parisien, mais il s’accommoda bientôt de sa vie nouvelle. Son protecteur, qui avait sa loge dans les principaux théâtres, lui donnait à discrétion les plaisirs du spectacle et le conduisait en personne chez les plus grands artistes de l’époque. Une visite à Mlle Clairon et une autre à Karl van Loo forment sous sa plume d’amusans tableaux de mœurs.

En 1765, Christian IV jugea bon de confier le jeune homme aux soins de l’illustre François Boucher, ce « peintre des grâces