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mariages, ou s’accommodèrent fort bien du curé constitutionnel. Mais ils restaient troublés à l’endroit de la Terre et se voulaient garder de toute impiété envers elle. Quand ils savaient un prêtre caché quelque part, ils le suppliaient de venir la nuit bénir leurs champs et leurs bestiaux. D’un vieux logis qu’on voit encore, tapi sous les plantes grimpantes, à l’entrée d’une petite gorge qui s’ouvre sur la vallée de l’Arratz, cuire Saint-Clar et Mauvezin, un prêtre sortait souvent le soir, suivi d’un enfant qui plus tard devait raconter ses souvenirs. On prenait des chemins détournés et on allait fort loin ; on s’arrêtait aux croix derrière lesquelles hommes et femmes se dissimulaient agenouillés et on récitait les prières à voix basse ; parfois sur une alerte on se jetait dans un fourré ; on descendait sur les rivières où les bestiaux, laissés à dessein dans les prairies, attendaient, couchés dans l’herbe ; quand l’enfant tombait de fatigue et de sommeil, un paysan le chargeait sur ses épaules et, au moment voulu, le réveillait d’une secousse pour lui faire marmotter ses réponses latines.

Telle était l’impression produite par ces nocturnes bénédictions que les légendes naquirent vite. Le prêtre dont nous parlons fut un jour manqué par une patrouille qui ne trouva dans sa cachette que ses ornemens sacerdotaux. Un jeune homme s’en revêtit et, à la tête de ses compagnons, parcourut processionnellement les rues de la petite ville voisine. Le lendemain, il était frappé d’une maladie étrange, qui le couvrait d’ulcères, et un an après, jour pour jour, il mourait en proie à d’atroces souffrances. À deux lieues de là, un autre prêtre, ancien religieux, qui bénissait lui aussi la terre, déroutait tous les efforts de la police : on résolut de le prendre par trahison. Un meunier, qui consentit à le livrer, l’envoya chercher par son fils pendant qu’il se mettait au lit, faisant le moribond. La confession devait durer assez longtemps pour permettre aux gendarmes d’arriver. Le prêtre accourut sans défiance, mais au moment où il s’approchait du lit, il se trouva que le faux moribond était devenu un vrai mort.

Il est possible que la ruine complète de l’idée chrétienne, en qui se sont réfugiées et transformées toutes les formes antérieures et durables du sentiment religieux, entraînerait celle des vieilles et poétiques survivances panthéistes. Si jamais l’âme paysanne, entièrement vidée de tout son passé, n’était