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REVUE DES DEUX MONDES.

Le paysan moderne traite sa culture comme une expérience scientifique, il en a établi méthodiquement les conditions ; il les a maîtrisées une à une, et, quand l’accident grossier anéantit du même coup les profits espérés et la marche triomphante d’une expérience, où il mettait son orgueil, il ressent un choc particulièrement irritant. Il éprouve une souffrance qui est épargnée à ses voisins. Il souffre un peu à la façon de celui qui, dans un laboratoire, et sur le point de terminer un travail, trouverait ses ballons brisés, ses cultures souillées, son livre d’observations détruit. Le traumatisme porte sur certaines parties de l’âme, restées jusqu’ici indifférentes au travail de la terre ; il est par cela même plus aigu, plus douloureux, plus décourageant.

Il l’est d’autant plus que la métairie est un laboratoire qui ne ressemble pas aux autres, et que, dons l’espèce, l’expérience agricole a contre elle trois circonstances aggravantes. Elle est longue, puisqu’elle demande au moins une année, quelquefois davantage, quand il s’agit de cépages ou d’assolemens nouveaux ; elle exige une avance d’argent assez considérable, et ne se poursuit qu’au prix d’un travail pénible, presque douloureux ; enfin elle devient la plus criante des injustices quand elle est brutalement arrêtée : dans ces deux vignes, placées côte à côte, la récolte a été emportée par la gelée, mais le vigneron de l’une, qui est un paresseux, ne perd que deux pièces de vin, tandis que son voisin, qui n’a ménagé ni son temps, ni sa peine, ni le fumier, ni l’engrais, en perd quatre fois plus. Le plus méritant est donc ici le plus durement frappé.


VII

La vie de la terre, comme celle de la mer pour le marin, a toujours exercé sur le paysan un charme poétique et religieux. Il frémit au premier chant du coucou qui est pour lui l’annonciateur des sèves printanières, et il sent la mélancolie de l’automne dans ces journées déjà sombres, où l’on jette le grain à la hâté, sous un ciel bas, que traversent les appels étranges des grands oiseaux migrateurs. Mais on peut vivre longtemps avec lui sans s’en douter : il cache avec soin son émotion poétique comme son sentiment religieux et sa croyance au devin. La crainte qui le hante est de paraître dupe, et, afin d’en prévenir