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pas sur-le-champ ce que l’Électeur exige de toi dans cette lettre, je te garantis que lui, malgré toute son affection et sa pitié pour toi, il laissera s’accomplir la sentence !

Hombourg, qui n’a pas cessé d’écrire pendant qu’elle parlait. — N’importe !

Nathalie. — N’importe ?

Hombourg. — Ma signature : « Hombourg, de la prison de Fehrbellin ! » Voilà, c’est fini ! François ! (Il ferme la lettre et la scelle de son cachet.)

Nathalie. — Dieu de bonté !

Hombourg, au serviteur. — Va porter cette lettre à Son Altesse, mon maître ! (À Nathalie.) Je veux que la dignité avec laquelle il s’adresse à moi ne rencontre pas en moi un partenaire indigne ! La conscience de ma faute est là, dans ma poitrine, et parle trop haut pour que je puisse affecter de ne pas l’entendre. Que si l’Électeur ne se sent pas en état de me pardonner à moins que je nie cet aveu de ma faute, en ce cas je ne veux rien savoir de sa grâce !


Des « coups de théâtre » analogues se retrouvent dans presque toutes les autres pièces d’Henri de Kleist, nous faisant voir le même mélange étonnant d’attachement passionné à la vie et de mépris de la mort. C’est comme si les personnages du poète, après avoir déployé un courage, une habileté, — ou, comme dans le Prince de Hombourg, une lâcheté, — infinies pour arracher aux pièges de la destinée l’inappréciable trésor de leur existence, étaient toujours prêts à sacrifier ce trésor pour le moindre caprice de leur fantaisie. Et il me semble qu’un état d’esprit comme celui que reflètent ces créations littéraires du jeune écrivain romantique suffit pleinement à nous expliquer son aventure du 21 novembre 1811. Certes, la longue série de ses déboires, l’insuccès continu de ses pièces et ses vains efforts pour obtenir un emploi, tout cela a contribué à détendre et à affaiblir le lien qui l’attachait au monde réel : mais de tout temps ce lien avait été très fragile, et la lecture des lettres intimes de Kleist, tout de même que celle de ses drames et de ses nouvelles, nous conduit plus d’une fois à nous demander par quel prodige ce grand enfant de génie a réussi à atteindre l’âge de trente-quatre ans. À mainte reprise, durant les années précédentes, nous avons l’impression que ce serait assez du moindre coup de vent pour anéantir un « idéologue » aussi foncièrement incapable de tâter du pied la solidité du terrain sur lequel il court, s’élançant à la folle poursuite de telle ou telle chimère : triomphe théâtral ou exploit politique, conquête d’une gloire disproportionnée à ses forces ou encore d’un amour non moins étranger à toutes les conditions de notre humanité. Nous serions presque tentés de bénir la Providence de n’avoir pas envoyé beaucoup plus tôt, sur le chemin d’Henri de Kleist, une Henriette Vogel l’obligeant à se