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renvoyer en prison. Le jeune prince est, d’ailleurs, absolument certain de sa grâce prochaine. À l’un de ses amis, qui vient le voir dans sa cellule, il affirme gaiement que, sans nul doute, le Grand Électeur va s’empresser de lui rendre la liberté, maintenant que son passage devant un conseil de guerre a satisfait les « formes » légales. En vain son ami, tâchant à le tirer de cette illusion, lui annonce par degrés que le conseil de guerre l’a condamné à mort, et que la sentence a été ratifiée par le souverain, et que même, déjà, on s’occupe à creuser la fosse où sera enfoui son cadavre : rien de tout cela ne réussit à détruire l’optimisme souriant du jeune héros. Mais comme, ensuite, l’ami lui apprend que le roi de Suède a consenti à faire la paix si l’Électeur lui donnait pour femme sa belle parente et pupille, la princesse Nathalie, qui précisément, la veille, s’était fiancée avec le triomphateur de Fehrbellin, celui-ci devine (ou se figure) qu’en effet son maître a résolu de le laisser mourir, pour se débarrasser de l’obstacle constitué par ses fiançailles à la nouvelle union projetée. S'éveillant brusquement de son rêve, il pâlit, il tremble, il ne voit plus que le spectre de la mort s’élançant sur lui. « Je suis perdu ! » murmure-t-il entre ses dents, qui claquent de peur. Du moins il veut tenter un dernier effort ; il obtient de ses geôliers l’autorisation de se rendre auprès de sa tante, la Grande Électrice.

Il trouve celle-ci tristement assise dans sa chambre en compagnie de la pauvre Nathalie : toutes deux se lamentent d’une condamnation dont la Grande Électrice a vainement essayé d’atténuer la fatale rigueur. Et alors a lieu une scène extraordinaire, sans équivalent, je crois bien, dans aucun drame ancien ou moderne. Le brillant héros de Fehrbellin se traîne misérablement aux genoux de l’Électrice, la suppliant de ne pas le laisser périr. Son amour passionné de la vie a effacé de son cœur toute trace de ses traditions de dignité et d’honneur. « Je renonce à tout, dit-il, pourvu qu’on me permette de vivre ! N’oubliez pas de faire savoir à l’Électeur que je ne désire plus du tout épouser Nathalie ! Dans ma poitrine toute tendresse est éteinte. Qu’on la donne en mariage au roi de Suède ! Moi, je me retirerai dans mon petit domaine, au bord du Rhin ; et là je mènerai la vie obscure d’un paysan ! » Longtemps il implore et s’avilit de cette manière ; et lorsque la jeune princesse follement aimée de lui tout à l’heure encore, celle qu’en sa présence il vient de sacrifier lâchement à sa peur de mourir (ou plutôt à son besoin « animal » de vivre), lorsqu’elle lui promet d’intervenir une fois de plus en sa faveur, il lui baise les pieds comme un vil mendiant, tout entier à l’unique espoir d’une grâce possible,