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toutes ses soirées chez un modeste fonctionnaire berlinois appelé Vogel, ami de son ami Adam Muller, et mari d’une femme qui, à défaut d’autres attraits, avait du moins celui d’être une musicienne infatigable. Le fait est qu’Henri de Kleist, dès l’enfance, avait toujours adoré la musique. Lui-même jouait fort agréablement de la clarinette, mais surtout il aimait à entendre chanter une voix féminine ; et l’on raconte qu’un soir, précisément au cours de cet été de tristesse et de solitude, un air italien chanté par Henriette Vogel l’avait enivré de plaisir à tel point qu’il s’était écrié : « Cela est beau à se faire sauter la cervelle ! »

Or, il se trouvait qu’Henriette Vogel, à peine âgée d’une trentaine d’années, souffrait d’un mal qui, plus d’une fois déjà, lui avait inspiré le désir de se tuer. L’autopsie pratiquée sur elle au lendemain de sa mort a démontré qu’elle avait le sein rongé par un cancer ; et depuis de longs mois, sous l’influence de la douleur corporelle, sa petite âme de bourgeoise mélomane se complaisait dans des rêves lugubres, qui du reste n’allaient pas l’empêcher de se montrer jusqu’au bout une ménagère parfaite, veillant avec un soin scrupuleux au bien-être de son mari et de son enfant. Dans le testament écrit par elle quelques heures avant de mourir en compagnie d’Henri de Kleist, nous la voyons encore demander que l’on n’oublie pas d’acheter à son mari, pour ses étrennes, une « Jolie tasse gris pâle ; » et minutieusement elle indique les dimensions, la forme de la tasse, ainsi que l’adresse du magasin où on l’achètera. Peut-être, cependant, l’acuité cruelle de ses propres souffrances avait-elle fini par transformer chez elle en un sentiment de communion plus intime et plus tendre la pitié que devait avoir aussitôt provoquée, dans son cœur maternel, le spectacle de l’angoisse tragique et désespérée d’Henri de Kleist : car il semble bien résulter, d’une lettre de Kleist, que celui-ci l’avait pour maîtresse depuis quelque temps déjà avant que tous les deux prissent la résolution de se réfugier ensemble dans la mort, — par où s’expliquerait mieux, en effet, la manière dont on assure qu’ils ont pris solennellement cette résolution.

Toujours est-il qu’un certain soir de l’automne de 1811, — au début de novembre, suivant toute probabilité, — Henriette Vogel a rappelé au poète l’exclamation que lui avait arrachée, trois mois auparavant, un bel air italien chanté devant lui. « Consentiriez-vous, si je vous en priais, — lui a-t-elle dit, — à me rendre le plus grand service d’amitié qui puisse être rendu à quelqu’un ? » C’était là une question à laquelle Henri de Kleist, plus que personne au monde, était forcé de