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Briançon, d’être « converti crainte des conséquences. » Il donna aux policiers l’adresse des lieux qui renfermaient Mirabeau à Lorgues. Ils y volèrent. Mais Louise les avait joués par cette feinte trahison. Le secret qu’elle leur avait livré n’avait plus aucune importance ; une lettre de Mirabeau venait de l’aviser qu’il délogeait et rejoignait Sophie par Turin, les Alpes et la Suisse, malgré sa parole donnée à Pylade de ne rien tenter sans le consentement exprès de sa sœur.

Quelles raisons Mirabeau invoquait-il pour justifier son coup de tête ? Ce ne pouvait être l’espèce d’approbation anticipée que Louise avait donnée à Sophie par sa lettre du 29 juillet ; il n’en avait pas connaissance ; Sophie ne lui en fit part que le 6 août ; et le 9, il décidait son départ, il l’exécutait dans la nuit du 13. Or, il fallait près de dix jours au courrier pour aller de Pontarlier à Lorgues. Il y a tout lieu de supposer que ces raisons étaient identiques à celles que Mirabeau fournit constamment par la suite, identiques à celles qu’il développa en particulier dans un mémoire à son père rédigé au donjon de Vincennes en 1777, et qui ont trouvé créance partout, grâce à leur vraisemblance, à leur pathétique, à leur romanesque, et aussi, grâce aux difficultés de leur vérification. C’est en dire assez pour avoir envie de les relire ; mais il y a un motif bien plus fort de les reproduire : et c’est leur fausseté. Mirabeau disait à son père, pour se justifier d’avoir enlevé Sophie[1] :


Mme de Monnier persécutée par une cabale… se vit sans refuge et sans espoir. Elle sut qu’une lettre de cachet était demandée. La terreur s’empara d’elle, et l’amour s’en aida : elle invoqua la liberté ou la mort. Oui, j’en atteste cette infortunée, qui serait bien plus capable de s’immoler pour moi que de se justifier à mes dépens, elle réclama mon assistance et mes sermens… Devais-je les trahir ? Non, je ne le devais pas. Après l’avoir conduite sur les bords de l’abîme, je ne devais pas l’y précipiter… Déshonorée par la folie de sa famille, perdue par la faiblesse de l’homme dont elle portait le nom, elle eût encore été la victime de ma légèreté, et n’eût connu de moi que mes désirs ou ma perfidie !… Ah ! l’idée seule m’en fait horreur. Je courus, je volai, je traversai les Alpes, etc.


Voyons cela. — Qui ne voudrait lire cette lettre désespérée de Sophie, entendre son appel suprême, « la liberté ou la mort, » pour donner avec plus de cœur son applaudissement, son indulgence tout au moins, à ce mouvement impulsif de

  1. Cf. Lettres originales de Mirabeau, écrites du donjon de Vincennes, recueillies par P. Manuel (Paris, 1792), t. 1, p. 397.