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qui se méprend à ce point sur mes goûts, ne saurait sympathiser entièrement avec moi ; cela fait des lacunes dans l’amitié, et j’en souffre…


Nanterre, 21 octobre 1879.

Madame et excellente amie,

… J’ai lu un peu ici ; je vais achever les leçons que Sainte-Beuve a faites en Belgique sur Chateaubriand, en deux volumes. Il s’y trouve autant de notes que de texte ; c’est rempli de documens curieux sur les écrivains du commencement de ce siècle. Que nous sommes loin de ce temps !

Combien la mélancolie hautaine, poseuse, et le style apprêté de Chateaubriand sont passés de mode ! Quand on pense à l’énorme popularité dont il a joui et au peu qui lui en reste, on reconnaît que la sincérité seule assure la durée des œuvres, parce que la sincérité est le gage de la vérité des sentimens, qui seule a son prix dans tous les temps. Cette lecture m’enseigne que l’imagination, si riche qu’elle soit, ne suffit pas à soutenir un ouvrage ; elle est trop factice, trop sujette à subir les excitations passagères d’une époque, pour agir sur les hommes des époques suivantes ; ce qui a paru autrefois sublime ou touchant ne nous semble plus que déclamatoire ou précieux ; l’imagination s’était substituée à l’honnête expression des sentimens vrais. Les œuvres qui ne sont point belles par autre chose que le style restent comme des monumens littéraires dont l’intérêt est surtout historique. On admire le style de Chateaubriand, mais il me semble que rien d’important pour l’intelligence n’est demeuré de tous ses écrits, rien non plus de cher au cœur.

Certainement, la littérature a produit des ouvrages merveilleux, mais je vous avoue que c’est par l’expression de la vérité qu’elle me semble le plus digne d’intérêt ; les ouvrages de la science sont, à mes yeux, bien supérieurs aux œuvres d’imagination ; je ne connais pas une œuvre littéraire qui approche, pour moi, des découvertes de Newton. Il y a un abîme, à mes yeux, entre la valeur d’une invention poétique et celle d’une invention scientifique. L’Iliade et l’Odyssée ne me paraissent