Page:Revue des Deux Mondes - 1911 - tome 6.djvu/843

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

théorie, mais je ne m’y livre nullement, comme je l’eusse fait sans aucun doute à vingt ans. Ce spectacle de l’univers se donnant à l’étreinte anxieuse du génie philosophique avec la plus grande indifférence, comme un lutteur massif demeure debout et se laisse palper vainement par un adversaire plus vif que fort, ce spectacle est très passionnant, et je m’y plais toujours…


Mercredi. 12 septembre 1877.

Madame et excellente amie,

C’est encore moi, pardonnez-moi la multiplicité de mes lettres ; c’est un bon sentiment qui excuse mon indiscrétion ; outre le plaisir que j’ai toujours à causer avec vous, je me figure à tort ou à raison qu’une lettre est une distraction pour vous. Je ne sais si celle-ci vous trouvera debout ; assise, ou encore couchée ; puisse-t-elle être lue sans fatigue ! Je voudrais qu’elle fût amusante ou du moins gaie, mais je n’ai pas le secret de faire sourire les convalescens quand je suis moi-même attristé de ne pas les voir guéris. Je me rappelle qu’au plus fort de la seule grande maladie que j’ai faite, je trouvais dans l’affaiblissement de mes forces physiques une sorte de délice, quand je ne souffrais pas ; la dispense de toute activité, l’affranchissement de toute obligation, l’éloignement de tout bruit, me disposaient admirablement à penser, non point à inventer, car le cerveau trouve ses conditions d’énergie dans la santé même, mais au moins à rêver aux plus grands objets. J’en ai un bien plus haut à proposer à vos méditations contemplatives, c’est ce qui a été donné par l’Académie pour matière au concours de poésie de l’année 1879 ; le sujet est celui-ci : « Poésie de la science, » sujet sublime ! Vous l’avez peut-être vu annoncé dans votre journal, Sarcey en a parlé dans un article que je n’approuve pas, car il semble critiquer l’Académie de prétendre éveiller des inspirations qui ont depuis longtemps devancé son appel. Il cite, à ce propos, des vers de Hugo, d’André Lefèvre dans sa traduction de Lucrèce, et de moi dans ma pièce à Musset. On ne devrait pas se moquer de l’Académie quand elle daigne suivre le mouvement littéraire de son temps, et c’est trop d’exiger d’elle qu’elle en donne l’inspiration puisqu’elle